Le Qatar a adressé une série de mises en garde à l’Union européenne concernant l’application de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises (Corporate Sustainability Due Diligence Directive – CSDDD), jugeant qu’elle menace la viabilité de ses contrats de gaz naturel liquéfié (GNL) avec les acheteurs européens. Doha considère que les obligations climatiques imposées par la CSDDD, notamment les plans de transition alignés sur un objectif de 1,5 °C, sont incompatibles avec sa stratégie nationale fondée sur une expansion continue de sa capacité de liquéfaction.
Les obligations extraterritoriales au cœur du différend
La directive européenne impose aux grandes entreprises opérant dans l’UE, y compris certaines entités non européennes dépassant des seuils spécifiques, de cartographier et de gérer les risques environnementaux et sociaux tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. Pour les compagnies européennes comme Shell, TotalEnergies ou ENI, cela implique de démontrer que les flux en provenance de fournisseurs étatiques tels que QatarEnergy respectent les exigences climatiques du texte. Les sanctions prévues peuvent atteindre 5 % du chiffre d’affaires mondial.
Les nouvelles règles sur le méthane, qui s’appliqueront aux importations de GNL dès 2024, renforcent ces contraintes. Les importateurs devront intégrer des clauses contractuelles exigeant un suivi et une réduction des émissions. Ce double encadrement, CSDDD et règlement méthane, contraint les sociétés européennes à renégocier les termes contractuels avec leurs fournisseurs, notamment pour les volumes issus du projet North Field.
Bras de fer diplomatique autour des chaînes de valeur gazières
Le ministre de l’Énergie du Qatar, Saad al-Kaabi, également président-directeur général de QatarEnergy, a affirmé que le pays ne prévoit pas d’objectif net zéro « dans un avenir proche ». Selon lui, l’UE outrepasse ses prérogatives en imposant des critères climatiques à des États producteurs via des règles applicables aux entreprises européennes. Des lettres officielles ont été envoyées à plusieurs gouvernements européens, avertissant d’un risque de réduction des livraisons de GNL si la directive n’est pas modifiée.
La Commission européenne poursuit néanmoins ses discussions internes. Des allègements du champ d’application de la directive ont déjà été votés au Parlement en novembre 2025. Parallèlement, les États-Unis et le Conseil de coopération du Golfe ont appelé à une atténuation des règles européennes jugées incompatibles avec les réalités industrielles de certains fournisseurs stratégiques.
Pression croissante sur les acheteurs européens
L’Union européenne a remplacé la Russie comme premier importateur mondial de GNL en 2024, absorbant environ 22 % des flux. Le Qatar en fournit près de 9 %, un chiffre appelé à augmenter avec la mise en service progressive des projets North Field East et South, qui porteront la capacité de liquéfaction du pays à 126 Mt/an d’ici 2027. Le retrait total du gaz russe d’ici fin 2027 renforce la dépendance européenne vis-à-vis d’acteurs comme le Qatar et les États-Unis.
Les grands groupes énergétiques européens doivent désormais intégrer les contraintes CSDDD dans leurs contrats à long terme. Plusieurs dirigeants de majors ont mis en garde contre une perte d’accès au GNL qatari si les exigences réglementaires restent inchangées. Des négociations sont en cours pour introduire des mécanismes d’atténuation ou des flexibilités dans l’application du texte aux fournisseurs étatiques.
Vers une segmentation du marché gazier mondial ?
Le Qatar cherche à sécuriser ses parts de marché dans un contexte d’expansion rapide des capacités mondiales de liquéfaction. Selon les projections, l’offre mondiale pourrait atteindre 660 Mt/an dès 2028. En construisant un discours liant les besoins énergétiques de l’intelligence artificielle à une demande durable en GNL, Doha tente de verrouiller des accords long terme avant une possible saturation du marché.
Face à ce positionnement, l’UE pourrait voir ses nouveaux terminaux de regazéification sous-utilisés si certains volumes étaient redirigés vers l’Asie, où les contraintes ESG sont moins strictes. Les acheteurs européens sont dès lors confrontés à un arbitrage stratégique : préserver un approvisionnement sécurisé en acceptant un assouplissement réglementaire, ou maintenir leur ambition climatique au risque de tensions contractuelles croissantes.