Les données historiques révèlent l’ampleur du défi que représente l’accord énergétique transatlantique pour la stratégie de diversification européenne. Avant l’invasion de l’Ukraine, la Russie fournissait environ 40% du gaz naturel importé par l’Union européenne, soit entre 140 et 150 milliards de mètres cubes annuels. Cette dépendance, jugée excessive et dangereuse après février 2022, a motivé une restructuration complète des approvisionnements européens. Paradoxalement, l’accord négocié avec les États-Unis pourrait créer une concentration encore plus importante sur un seul fournisseur.
Une équation mathématique problématique
Les États-Unis assurent déjà 44% des approvisionnements européens en gaz naturel liquéfié. Pour atteindre l’objectif de 250 milliards de dollars d’importations énergétiques annuelles, les volumes de GNL américain devraient être multipliés par six. Cette progression impliquerait mécaniquement que les États-Unis couvriraient la quasi-totalité, voire plus de 100%, des besoins européens en GNL. Une telle concentration dépasserait largement la part de marché maximale jamais atteinte par la Russie sur le marché gazier européen.
Cette évolution soulève des questions fondamentales sur le devenir des autres fournisseurs. Le Qatar, qui a récemment exprimé son refus de se conformer aux nouvelles réglementations européennes sur les émissions de méthane, verrait sa position compromise. L’Algérie, partenaire historique connecté par plusieurs gazoducs, perdrait sa relevance stratégique. La Norvège, pourtant membre de l’Espace économique européen et fournisseur fiable, se retrouverait marginalisée. L’Azerbaïdjan, le Nigeria et d’autres producteurs émergents seraient mathématiquement exclus du marché européen.
Des contraintes physiques et économiques majeures
Au-delà des considérations géopolitiques, la faisabilité technique de cet accord reste hautement incertaine. Les infrastructures de liquéfaction américaines actuelles ne permettent pas une multiplication par six des exportations vers l’Europe. La construction de nouvelles unités de liquéfaction nécessite des investissements de plusieurs dizaines de milliards de dollars et des délais de cinq à sept ans. La flotte mondiale de méthaniers devrait également connaître une expansion massive pour transporter ces volumes à travers l’Atlantique.
Le coût économique de cette transition pèserait lourdement sur les consommateurs européens. Le GNL américain présente structurellement des coûts supérieurs au gaz transporté par pipeline depuis la Russie. Les données montrent que le prix du GNL russe a déjà augmenté de 274% entre 2021 et 2024. Une concentration accrue sur le GNL américain, dans un contexte de demande mondiale croissante notamment en Asie, exercerait une pression haussière supplémentaire sur les prix européens.
Les implications stratégiques d’un monopole énergétique
Cette reconfiguration du marché énergétique européen soulève des interrogations sur la cohérence de la stratégie de sécurité énergétique. L’objectif initial de réduire la dépendance envers un fournisseur unique se transformerait en création d’une hyper-dépendance américaine. Cette situation exposerait l’Europe aux aléas de la politique énergétique américaine, comme l’ont démontré les variations tarifaires récentes et les négociations commerciales sous pression.
Les critiques émises par certains groupes politiques européens reflètent ces préoccupations. La création d’un quasi-monopole américain sur l’approvisionnement énergétique européen compromettrait les relations avec les fournisseurs traditionnels et réduirait le pouvoir de négociation européen. L’absence de diversification réelle maintiendrait, voire amplifierait, la vulnérabilité stratégique que l’Europe cherchait précisément à éliminer après la crise ukrainienne. Les dirigeants européens se retrouvent face à un dilemme : accepter une dépendance potentiellement plus forte que celle qu’ils cherchaient à fuir, ou risquer des représailles tarifaires américaines sur l’ensemble de leurs exportations.