Le ministre de l’Énergie du Qatar, Saad bin Sherida Al-Kaabi, a déclaré lors de la conférence ADIPEC qu’il « ne serait plus possible » pour son pays de poursuivre ses activités commerciales avec l’Union européenne si la directive européenne sur la diligence raisonnable en matière de durabilité des entreprises (Corporate Sustainability Due Diligence Directive – CSDDD) restait en l’état. Ce texte, adopté en 2024, oblige les sociétés opérant sur le marché européen à identifier et prévenir les impacts négatifs de leurs chaînes d’approvisionnement, sous peine d’amendes pouvant atteindre 5 % de leur chiffre d’affaires mondial.
Le Qatar, troisième exportateur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL) derrière les États-Unis et l’Australie, a fourni environ 16 millions de tonnes de GNL à l’Union européenne en 2024, soit près de 14 % de ses importations totales de gaz liquéfié. Ces flux sont vitaux pour plusieurs États membres comme l’Italie, la Belgique et la France, où les terminaux de Zeebrugge et Montoir-de-Bretagne traitent une partie significative des cargaisons qataries.
Un bras de fer réglementaire à portée géopolitique
Au cœur du différend, Doha estime que la CSDDD et le règlement européen sur le méthane imposent une responsabilité juridique extraterritoriale aux producteurs, rendant les échanges contractuels risqués. Le règlement méthane (Methane Emissions Reduction Regulation – MER), qui entrera progressivement en vigueur à partir de 2027, impose aux importateurs de prouver la fiabilité de leurs systèmes de surveillance, déclaration et vérification (Monitoring-Reporting-Verification – MRV). Dès 2030, les cargaisons dépassant un seuil d’intensité méthane défini par la Commission européenne pourront être interdites d’accès au marché.
Le Qatar juge ces obligations incompatibles avec ses pratiques industrielles et commerciales. Doha souligne que ses clients européens — notamment Shell, TotalEnergies et Eni — se retrouveraient exposés à un double risque : juridique, du fait des sanctions, et économique, par la possible perte de volumes dans leurs contrats à long terme. Ces contrats, d’une durée moyenne de 27 ans, garantissent pourtant une stabilité d’approvisionnement estimée à plus de 10 millions de tonnes par an à partir de 2026, avec un prix indexé sur le pétrole brut.
Des marchés sous tension face à une dépendance accrue
Une rupture des livraisons qataries provoquerait un déséquilibre immédiat sur le marché européen. L’Europe importe aujourd’hui près de 40 % de son gaz sous forme de GNL, principalement des États-Unis, du Qatar et du Nigeria. La perte du Qatar forcerait les acheteurs à se tourner davantage vers les fournisseurs américains, dont le gaz est 15 à 20 % plus cher en raison des coûts de liquéfaction et du transport. Le prix de référence du gaz sur le Title Transfer Facility (TTF) néerlandais a déjà réagi à la déclaration du ministre qatari, avec une hausse de 3,8 % dans les échanges du jour suivant.
Les opérateurs de marché redoutent une augmentation de la volatilité hivernale, en particulier sur les contrats à livraison de mars à juin 2026, période critique pour le remplissage des stocks européens. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’un retrait qatari pourrait entraîner une hausse temporaire de 10 % des prix moyens du gaz sur le continent, selon les scénarios de réallocation de cargaisons.
Des implications contractuelles et financières majeures
Les acheteurs européens doivent désormais réévaluer leurs clauses de conformité et leurs plans de couverture. Plusieurs sociétés ont entamé des discussions pour inclure des clauses de répartition des risques en cas d’évolution réglementaire (« change-in-law ») et des audits environnementaux indépendants sur les terminaux de liquéfaction qataris. Ces ajustements sont susceptibles d’augmenter le coût moyen des cargaisons de 0,5 à 1 dollar par million de BTU.
Sur le plan financier, les établissements de crédit révisent les conditions de financement des projets liés au GNL qatari, notamment les extensions du North Field East et du North Field South, évaluées respectivement à 28 et 24 milliards de dollars. Les investisseurs redoutent un durcissement des conditions de conformité imposées aux opérateurs tiers, ce qui pourrait ralentir le calendrier d’expansion prévu entre 2026 et 2027.
Un signal pour la politique énergétique européenne
Le différend met en évidence la fragilité de la stratégie gazière européenne post-crise ukrainienne. L’Union européenne a réduit ses importations russes de plus de 70 % depuis 2021 et compte sur le GNL pour compenser ses besoins de 350 milliards de mètres cubes annuels. L’hypothèse d’une reconfiguration du marché, avec un recentrage qatari vers l’Asie, renforcerait la concurrence pour les cargaisons disponibles, notamment en Chine, en Corée du Sud et en Inde.
Pour le Qatar, le message vise autant Bruxelles que les investisseurs internationaux : sans cadre réglementaire stable, les flux énergétiques vers l’Europe seront redirigés vers des marchés jugés plus prévisibles. Cette déclaration confirme la montée en puissance d’une diplomatie énergétique de confrontation, où la conformité devient un instrument de négociation autant qu’une contrainte légale.