L’industrie du transport maritime se trouve à un moment charnière. La majorité de la flotte mondiale fonctionne encore aux combustibles fossiles, mais les nouvelles règles de l’Organisation maritime internationale (International Maritime Organization, IMO) imposeront des réductions d’émissions contraignantes dès 2028. Dans ce contexte, l’ammoniac bas-carbone, qu’il soit produit par électrolyse à partir d’électricité renouvelable (« ammoniac vert ») ou par reformage du gaz naturel avec captage du carbone (« ammoniac bleu »), attire l’attention comme futur carburant maritime. Toutefois, son adoption pose une série d’obstacles financiers, techniques et réglementaires qui ralentissent sa mise en œuvre.
Un coût de production encore prohibitif
Le premier frein à l’essor de l’ammoniac comme carburant marin réside dans son prix. Le coût de production de l’ammoniac vert avoisine en moyenne 730 $ par tonne, soit près de trois fois celui des fiouls conventionnels utilisés aujourd’hui dans le transport maritime. Même l’ammoniac bleu, produit à environ 600 $ la tonne, reste bien au-dessus des prix de marché des carburants fossiles, évalués à 500 $/tonne pour le fioul lourd. L’écart est encore plus marqué lorsque l’on compare l’énergie réellement fournie : l’ammoniac possède une densité énergétique plus faible, ce qui augmente le volume nécessaire pour une propulsion équivalente.
Les perspectives de baisse des coûts reposent largement sur l’amélioration des électrolyseurs et sur la disponibilité d’électricité renouvelable à très bas prix. Dans les régions bénéficiant d’un accès abondant à l’énergie solaire et éolienne, comme le Moyen-Orient, les coûts pourraient descendre à 480 $/tonne d’ici 2030. Toutefois, en Europe occidentale ou en Asie du Sud-Est, où l’électricité reste plus chère et la production renouvelable contrainte, ces prix compétitifs semblent hors d’atteinte dans un futur proche.
Incertitudes liées aux infrastructures et aux investissements
Au-delà de la production, l’acheminement et le stockage de l’ammoniac nécessitent des infrastructures portuaires spécifiques. Peu de ports disposent aujourd’hui d’installations de soutage adaptées à cette molécule. Les investissements pour construire des terminaux dédiés, des systèmes de pompage sécurisés et des réservoirs résistants à la corrosion s’annoncent considérables. Les armateurs, eux, doivent également adapter leurs moteurs. Plusieurs fabricants, tels que WinGD, travaillent déjà sur des moteurs « ammonia-ready », mais leur déploiement à grande échelle reste embryonnaire.
Le coût des navires convertis ou neufs, conjugué aux incertitudes sur la demande future et les règles à venir, pèse sur les décisions d’investissement. Les institutions financières et les armateurs réclament des signaux politiques clairs pour engager des capitaux dans cette transition.
Une toxicité qui impose des normes de sécurité strictes
L’ammoniac est une substance toxique et corrosive, ce qui pose un défi majeur pour son utilisation comme carburant. Les bases de données d’accidents industriels recensent plus d’une centaine d’incidents liés à l’ammoniac en Europe et aux États-Unis, souvent dus à des erreurs humaines ou des défaillances d’équipements. En mer, douze accidents impliquant des navires transportant de l’ammoniac ont été enregistrés entre 1978 et 2021, dont plusieurs mortels.
À bord, le contact direct ou l’inhalation à des concentrations supérieures à 300 ppm entraîne des lésions graves, tandis qu’au-delà de 5 000 ppm, l’exposition peut être fatale. Les systèmes de détection, d’isolation des compartiments et de ventilation devront donc être renforcés pour limiter les risques d’exposition. Le Code international de sécurité pour les navires utilisant des gaz ou autres combustibles à faible point éclair (International Code of Safety for Ships Using Gases or Other Low-flashpoint Fuels, IGF Code) doit être adapté d’ici 2026 pour intégrer les spécificités de l’ammoniac.
Des risques environnementaux sous surveillance
Contrairement aux carburants fossiles, l’ammoniac ne rejette pas de dioxyde de carbone lors de sa combustion. Cependant, il produit d’autres polluants préoccupants. La formation d’oxydes d’azote (NOx) et de protoxyde d’azote (N₂O), un gaz à effet de serre près de 300 fois plus puissant que le CO₂, reste une difficulté technique. Des systèmes de réduction catalytique sélective (Selective Catalytic Reduction, SCR) peuvent limiter ces émissions, mais leur performance dans le cadre d’une utilisation massive d’ammoniac en propulsion maritime reste encore à démontrer.
Par ailleurs, les risques de fuite ou de « slip » lors du stockage ou de la combustion soulèvent des inquiétudes pour la qualité de l’air et la santé des marins. Dans les milieux marins, l’ammoniac dissous peut perturber les écosystèmes, provoquer des mortalités piscicoles et contribuer à l’eutrophisation des zones côtières.
Un cadre réglementaire en construction
L’adoption de l’ammoniac comme carburant maritime ne dépend pas seulement de la technique et de l’économie, mais aussi du droit international. L’IMO a approuvé en avril 2025 un projet de « Net-Zero Framework » imposant aux navires de plus de 5 000 tonnes brutes une réduction progressive de l’intensité carbone de leur carburant à partir de 2028. Le dispositif inclura un mécanisme de quotas et de pénalités, avec la possibilité de générer ou d’acheter des unités de compensation.
En parallèle, l’Union européenne a déjà intégré le transport maritime dans son système d’échange de quotas d’émissions (EU Emissions Trading System, ETS) et mis en place le règlement FuelEU Maritime, qui impose une intensité carbone maximale sur l’énergie consommée par navire. Si les règles de l’IMO et de l’UE coexistent, les armateurs risquent de devoir se conformer à deux cadres différents, compliquant la gestion de leur flotte.
Perspectives pour les acteurs du secteur
Face à ces contraintes, les industriels avancent avec prudence. Les projets pilotes se multiplient, mais restent limités en échelle. Les constructeurs de moteurs poursuivent la recherche, tandis que certains ports stratégiques, notamment en Europe et au Moyen-Orient, étudient la mise en place d’installations de soutage. Toutefois, l’équilibre économique de l’ammoniac bas-carbone ne pourra être atteint sans politiques de soutien, comme des crédits d’impôt, des subventions à la production d’hydrogène propre et des mécanismes de prix du carbone.
Pour les armateurs et les investisseurs, la question n’est plus de savoir si l’ammoniac deviendra une option, mais dans quelles conditions et à quelle échéance il pourra rivaliser avec les autres carburants alternatifs comme le méthanol ou le gaz naturel liquéfié associé au captage du carbone. Les choix stratégiques pris dans les prochaines années détermineront la place réelle de l’ammoniac dans le mix énergétique maritime mondial.