Le champ gazier de Khor Mor, principal site de production de gaz naturel non associé du Kurdistan irakien, a été visé par une frappe de drone le 26 novembre, entraînant l’arrêt immédiat de ses activités. Cette attaque a interrompu l’alimentation de quatre centrales électriques régionales, provoquant une perte estimée à 2,6 gigawatts, soit environ 80 % de la capacité de production d’électricité de la région autonome.
L’infrastructure, située dans la province de Souleimaniyeh, est exploitée par le consortium Pearl Petroleum, composé de Dana Gas et Crescent Petroleum (35 % chacun), ainsi que des groupes européens OMV, MOL et RWE (10 % chacun). Le gaz de Khor Mor alimente les centrales d’Erbil, Chemchemal, Bazian et des unités auxiliaires, couvrant la majeure partie de la consommation domestique et industrielle de la région.
Un actif stratégique au cœur du système énergétique kurde
La production de Khor Mor avait récemment atteint 750 millions de pieds cubes standard par jour (MMscf/j), après la finalisation de l’expansion du projet KM250, d’une valeur de $1.1bn. Ce développement comprenait l’ajout d’une nouvelle unité de traitement, de capacités de compression, de stockage et de raccordement, livrée avec huit mois d’avance sur le calendrier initial.
Le Kurdistan Regional Government (KRG) dépend de cet approvisionnement pour garantir un accès continu à l’électricité à ses plus de six millions d’habitants. L’interruption soudaine de l’approvisionnement a entraîné des coupures étendues dans plusieurs zones urbaines et industrielles, incitant les opérateurs à recourir à des générateurs fonctionnant au diesel ou au fuel, plus coûteux et moins efficaces.
Attaques répétées et environnement sécuritaire dégradé
Depuis 2022, le champ a été la cible d’attaques à répétition. Des frappes de roquettes, des drones explosifs et plusieurs tentatives d’incursion ont précédé l’événement du 26 novembre. En avril 2024, une attaque similaire avait causé la mort de plusieurs employés étrangers, entraînant des arrêts de production temporaires et le retrait de sous-traitants.
Malgré la mise en place de mesures de sécurité renforcées, incluant radars, filets anti-drones et surveillance continue, la vulnérabilité persistante du site interroge sur la capacité des opérateurs à garantir la protection de l’infrastructure. Pearl Petroleum avait jusqu’ici maintenu ses investissements, avec un financement partiel de $250mn assuré par la US International Development Finance Corporation (DFC), renforçant la dimension géopolitique du site.
Conséquences contractuelles et pertes de revenus
L’arrêt de la production suspend les livraisons de gaz, de condensats et de gaz de pétrole liquéfié (LPG), affectant le revenu opérationnel du consortium et les recettes publiques du KRG. Le projet KM250, qui entamait sa phase de montée en puissance, voit désormais son retour sur investissement retardé, alors qu’il devait améliorer la stabilité énergétique de la région.
Les antécédents d’arbitrage entre Pearl Petroleum et le KRG, dont le plus notable s’était soldé par une sentence arbitrale de plus de $2bn, restent un marqueur de risque juridique. Bien qu’un accord de règlement ait été trouvé en 2017, la confiance contractuelle demeure fragile, et les interruptions sécuritaires ravivent les interrogations sur la fiabilité des engagements bilatéraux.
Répercussions diplomatiques et réajustement des priorités
La participation de bailleurs internationaux, notamment américains et émiratis, place ce champ au croisement de plusieurs axes d’influence. Le ciblage d’un projet financé par la DFC peut être interprété comme un message adressé à Washington et à Abou Dhabi. La responsabilité probable de milices pro-iraniennes, déjà actives dans la région, alimente cette hypothèse.
Erbil pourrait renouveler ses appels à l’assistance militaire américaine, notamment en matière de défense anti-drones. Une telle démarche renforcerait la dépendance sécuritaire du KRG vis-à-vis de partenaires extérieurs, tout en exacerbant les tensions avec Bagdad, qui revendique un contrôle centralisé des ressources et des contrats énergétiques sur l’ensemble du territoire irakien.
Choc pour les marchés et climat d’investissement fragilisé
L’interruption impose un recours massif à des combustibles liquides, augmentant les coûts de production et réduisant la compétitivité des industries locales. Les distributeurs d’électricité et les grands consommateurs, tels que les cimenteries ou aciéries, sont confrontés à une hausse immédiate des prix et à des incertitudes sur la continuité d’approvisionnement.
Les majors européennes partenaires du projet devront réévaluer leur exposition, notamment au regard des obligations de sécurité de leurs employés. Le climat général pourrait dissuader les futurs investisseurs ou rallonger les délais de prise de décision sur les projets en cours ou en phase de développement.
Conséquences sur la diplomatie énergétique régionale
Le KRG envisage depuis plusieurs années l’exportation de gaz naturel vers la Turquie, et potentiellement vers l’Europe, en contournant Bagdad. L’attaque de Khor Mor fragilise la crédibilité de cette ambition. Les réserves gazières kurdes, bien que significatives, ne peuvent être monétisées sans une garantie sécuritaire minimale sur les infrastructures de production et de transport.
La Turquie, qui pourrait tirer parti d’un corridor énergétique alternatif, devra intégrer ce niveau de risque dans ses calculs stratégiques. Pour les institutions européennes, l’épisode renforce l’idée que le Kurdistan irakien ne constitue pas une alternative stable aux approvisionnements russes ou azerbaïdjanais dans un horizon prévisible.