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Penser le conflit russo-ukrainien à l’aune de la question énergétique

Plus de six mois après l’invasion russe de l’Ukraine, la guerre se poursuit. Depuis, le monde fait face à une crise énergétique d'une grande ampleur. Les prix flambent, la sécurité des approvisionnements est de plus en plus difficile à garantir. Alors que l’hiver approche, l’Europe cherche des alternatives et essaye de se détacher de la Russie. Si le conflit russo-ukrainien et la crise énergétique font aujourd’hui la une, la question de l'énergie sous jacente n’est pas nouvelle. Pour vous, energynews.pro a décrypté le conflit russo-ukrainien et l'avenir de l'Union européenne, à l'aune de la question énergétique.

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En 1992, l’intellectuel américain Francis Fukuyama publiait un livre qui fit date : La fin de l’histoire et le dernier homme (1). La thèse de l’auteur, célèbre depuis, prédisait la mort du communisme, le triomphe de la démocratie libérale, et donc par là même la fin des conflits, des guerres, des grandes tensions à l’échelle internationale ; en somme : la fin de l’histoire, l’entrée dans une ère de paix durable, ainsi que « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité ». Le réel nous a déjà offert plusieurs démentis à cette thèse, et ce dès le 11 septembre 2001. Depuis, l’Histoire n’a cessé de persister et de surprendre jusqu’à nous acheminer au seuil d’une virtuelle et énième ‘‘guerre mondiale’’. Un ‘‘troisième conflit mondial’’ confirmant plus encore cette « hybridation militaire » dont parle le politologue Jean-Michel Valantin, fondée sur « l’intrication de l’industrie, de la guerre, et de la transformation en ressource de la géologie et de la biodiversité »(2). En somme, une guerre ou l’énergie et l’environnement deviennent des enjeux vitaux ; pis encore, des acteurs à part entière, de telle sorte que nous ne cessons de faire entrer davantage la « nature » dans l’histoire, comme le suggérait Hannah Arendt (3) – anticipant ainsi le concept d’« Anthropocène »(4). Une hybridation de la « nature » et de la « culture » que les États, les acteurs publics et privés, et les grands systèmes mondiaux ne cessent de faire croître et perdurer mettant en tension l’ordre géopolitique.

 

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Un soldat russe dans la centrale de Zaporijjia, le 1er mai 2022 à Energodar (Ukraine). (ANDREY BORODULIN / AFP)

 

L’être, l’évènement et l’énergie

Selon le philosophe Alexis Cartonnet, le monde des relations internationales (RI) mettrait en interaction à la fois des systèmes d’États en concurrences, des réseaux transnationaux d’acteurs, et des ensembles régionaux régis par des dispositifs communautaires comme le droit ou le marché (5). Ces trois catégories seraient comme trois mondes à part entière – trois ontologies politiques –, bataillant pour le monopole de l’existence légitime au sein de la théorie des RI. Ces ontologies concurrentes ne peuvent s’organiser qu’à partir de trois échelles : l’inter, l’infra, et le « supra-étatique ». Dès lors, l’État est et reste « l’invariant réel des trois mondes possibles »(6) ce dernier appartient à ces trois mondes de façon concomitante et virtuelle. Cependant, ce qui permet de distinguer clairement dans quel monde (ontologie) l’État apparait, se donne-à-voir, à tel ou tel moment, c’est un évènement. L’évènement est ce qui rend visible le statut ontologique (le monde) de la situation présente, il actualise le mode d’être de l’État, son lieu et ses relations à un instant t : inter, infra ou supra-étatique. Dans le cadre du conflit russo-ukrainien, bien plus que la seule annexion guerrière, ce qui fait proprement évènement est l’enjeu énergétique lui-même. Par cette crise, nous nous sommes souvenus de l’urgence énergétique et de son incontournabilité dans le fonctionnement de l’économie mondiale et des relations internationales. Cet évènement par le truchement de la question énergétique nous a aussi dévoilés de façon conjointe, en cette situation, l’importance des échelles inter-étatiques et supra-étatiques.

 

L’enjeu géopolitique de l’énergie

Aujourd’hui, nous apparaît comme une réminiscence foudroyante l’importance de l’énergie. Cette dernière, bon gré mal gré, façonne et a toujours façonné la géopolitique et les grands ordres internationaux de l’histoire : le charbon au XIXème siècle avec la Grande-Bretagne, le pétrole et le gaz naturel au XXème siècle avec les États-Unis, et aujourd’hui, « beaucoup s’attendent à ce que la Chine devienne la superpuissance mondiale des énergies renouvelables au XXIème siècle »(7) – à moins que ce ne soit l’Union européenne (UE) qui le devienne avant l’Empire du milieu. Ainsi, comme le résume Jean-Marie Chevalier : « L’accès aux sources d’énergie est ainsi devenu en un siècle un enjeu stratégique pour le fonctionnement de l’économie et, par voie de conséquence, un élément majeur dans les politiques nationales, les relations internationales, la conduite des guerres. (…) Sur les champs de bataille s’affrontent les États – producteurs, exportateurs ou importateurs d’énergie –, les entreprises publiques et privées qui interviennent directement ou indirectement dans le secteur » (8). En ce sens, l’énergie doit être comprise comme un levier de puissance des États. Puissance que l’on peut définir comme « un ensemble de ressources, physiques, humaines, économiques offrants à l’État souverain, qui a triomphé de tous les pouvoirs ‘‘privés’’, une gamme d’instruments à sa discrétion – militaires, industriels, bien sûr, mais aussi technologiques, financiers, économiques et idéologiques – offrant une plate-forme de projection de cette puissance au-delà de ses frontières. »(9)

Cette puissance énergétique assure donc, de façon relative, une « capacité de faire, de faire faire, d’empêcher de faire et de refuser de faire »(10). Suite aux deux dernières guerres mondiales, les États finirent par prendre conscience de l’importance d’avoir accès à de telles ressources puisqu’elles sont en quelque sorte des « fournisseurs de sécurité », comme le suggère le politologue Emmanuel Meneut. On parle alors de « disjonction fonctionnelle » : un pays disposant de ressources énergétiques est un fournisseur de sécurité, il contribue au bon fonctionnement des armées mécanisées et est en même temps relativement protégé, puisqu’en théorie, un client ne peut pas s’en prendre directement à son fournisseur – l’énergie a donc une valeur stratégique considérable. Enfin, souvenons-nous qu’étymologiquement, le signifiant d’« énergie » dérive du grec « ἐνέργεια/enérgeia », qui signifie : « force en action », en somme, il s’agit du pouvoir de transformer, résister, se mouvoir et faire mouvoir – le propre de la puissance et du pouvoir. Nul étonnement donc à ce que les grandes puissances du monde contemporain concourent dans cette course aux richesses énergétiques (11) et qu’ils en fassent des instruments de pression politique, comme c’est le cas aujourd’hui dans ce conflit.

Question de méthode : les deux espaces sociaux de l’énergie

À l’échelle inter, intra et supra-étatique, toute question relevant de la sphère énergétique est marquée par une ambiguïté, ou plutôt une ambivalence. Ces questions s’inscrivent inéluctablement dans deux espaces sociaux, qui sont tout aussi bien, pour les acteurs, deux espaces mentaux (12) aux fonctionnements, intérêts et objectifs parfois radicalement divergents : le champ économique et le champ politique – national et international. Le cas de l’actuelle crise russo-ukrainienne vis-à-vis de l’Europe en est à ce titre une illustration exemplaire. Face à l’envergure de l’évènement, l’UE a décidé de prendre des mesures fermes – pour ne pas dire radicales et assurément ambitieuses tant les enjeux sont grands – à l’égard de la Russie par la voie de sanctions économiques et diplomatiques. Entre autres, l’arrêt complet des importations de gaz et de pétrole russe à l’horizon 2030, et la réduction de 1/3 desdites importations d’ici un an.

 

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Un minimum de 25 députés peuvent constituer un groupe. Ils doivent être citoyens d’un minimum de sept États membres. © Diliff – CC-BY-SA

 

Pour certains spécialistes, ces mesures paraissent à ce jour peu réalistes, et relèvent essentiellement de l’ordre de la menace symbolique. Cependant, aussi symbolique que puissent (éventuellement) être ces futures directives, il n’en reste pas moins vrai que dans le champ des relations internationales, le symbole compte ; et ce dernier a des effets, virtuels ou actuels certains. Aussi, ce que ces décisions donnent à voir, bien plus que le seul coup de force politico-économique en contexte de guerre, c’est une volonté stratégique et diplomatique de rendre pensable et désirable – ne fût-ce que sous forme de projet, de vision, voire de fantasme – les conditions de réalités, de possibilités et de légitimités (13) d’une éventuelle « souveraineté énergétique »(14) de l’UE. Or, ce désir, qui tente de s’incarner en volonté effective, se voit inéluctablement confronté à un principe de réalité, rigide et complexe, propre aux relations internationales et à l’économie mondiale. En l’occurrence, et pour n’en donner que quelques exemples : un maillage de relations diplomatiques parfois en contradiction avec certains accords commerciaux ; une interdépendance entre nations là encore complexe et parfois contre-intuitive ; les difficultés de l’UE d’avoir une politique réellement commune ; des dépendances énergétiques inégales entre les nations européennes, etc. Ce sont donc ces problématiques que nous tenterons d’aborder dans la suite de ce dossier afin d’en éclairer certains points et rendre compte de la singularité et de l’intérêt théorique de ce conflit russo-ukrainien dans le champ des questions énergétiques.

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<h2>L’Europe et la question de la dépendance énergétique russe</h2>
<h4>Ce qu’être dépendant veut dire ?</h4>
<p>L’Europe n’a pas l’avantage d’avoir été gratifiée d’innombrables ressources en matières premières, de là ce besoin vital d’en exporter en quantité considérable. Avoir à exporter ce dont une nation ne possède pas n’est pas nécessairement un désavantage dès lors où l’économie d’un pays est suffisamment diversifiée, productive et compétitive sur d’autres secteurs d’activité. Cependant, il n’en reste pas moins vrai que dans le cadre des ressources énergétiques, nécessaire au bon fonctionnement de l’ensemble de la machinerie techno-sociale, se voir privé d’une façon ou d’une autre de ces moyens de production relève d’un inconvénient non négligeable. Cet inconvénient se voit d’autant plus renforcé si la source de ses approvisionnements s’avère simple et unique : « <em>Une entreprise [ou un État, N.D.A]</em>, écrit Augustin de Colnet, <em>qui ne diversifie pas ses fournisseurs verra sa marge de manœuvre réduite à zéro. Elle sera par conséquent à la merci des choix de son fournisseur</em> »(15). Et c’est précisément ce cas de figure dont il s’agit au sujet de la relation UE/Russie. En effet, selon les estimations, l’Europe serait à 45% dépendante de la Russie en matière d’approvisionnement en gaz naturel et 25% pour le pétrole ; soit un taux de dépendance pour le moins conséquent. Toute dépendance, surtout sur le plan économique, implique un rapport de domination ou rapport de pouvoir relatif, dans la mesure où elle met en relation de façon inégalitaire deux contractants à travers un lien de subordination, d’obligation, d’assujettissement, d’astreinte, de <em>soumission</em>… Dans lequel A peut faire mouvoir B – proprement, le faire faire – selon la volonté de A, dans la mesure où B a théoriquement davantage besoin de A que l’inverse – ce dernier pouvant se passer éventuellement de B et ainsi imposer ses <em>desiderata</em>. Pour un État, la dépendance suggère donc l’idée d’une impuissance relative, d’une non-autosuffisance, d’une vulnérabilité tendancielle, etc. En somme, elle met à mal le principe de souveraineté d’une nation.</p>
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<h4>Des dépendances inégales entre les nations</h4>
<p>La situation se complexifie davantage lorsqu’on prend en considération l’inégale intensité des liens de dépendance énergétique entre les nations européennes et la Russie. En effet, il existe au sein de cet espace géographique des écarts criants entre États, et notamment dans l’UE. Le degré de dépendance énergétique d’un pays, en l’occurrence, à l’égard de la Russie ici, se détermine à partir de trois facteurs : le mix énergétique du pays ; les ressources énergétiques dont dispose ce pays, soit son degré d’autosuffisance ; et enfin,  la part des importations russes dans le total de ses importations. On peut mesurer la dépendance par cet indice construit par l’OFCE (16) :</p>
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Le président algérien Abdelmajid Tebboune et le Président du conseil italien Mario Draghi le 26 mai 2022 à Rome. (Mauro Scrobogna/AP/SIPA)

Ressources disponibles

En Europe, les principaux exploitants de ressources pétrolières et gazières sont la Norvège (GN : 120 bcm (17) et pétrole : 618.10^6 barils produits en 2020), le Royaume-Uni (GN : 42 bcm et pétrole : 330.10^6 barils produits en 2020) et les Pays-Bas (GN : 21 bcm produits en 2020). Les autres pays européens ne produisent quasiment rien.

Cette inégale dépendance entre les nations européennes ajoute de la complexité à la situation.

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Les paradoxes de la souveraineté

Dans le cadre de la perspective énergétique, une dépendance peut se dévoiler par des mesures d’exception, comme par exemple : pour un État producteur, cesser d’exporter sa production, ou encore, d’en augmenter les prix de façon arbitraire et immédiate. On aurait attendu des mesures similaires de la part de la Russie, jugée a priori supérieure et dominante dans cette relation économique avec l’UE ; or, de fait et à la surprise générale, c’est cette dernière qui fût à l’initiative des cessations des échanges. En ce sens, la décision de l’UE de stopper brutalement les importations d’hydrocarbures russes relève de cet état d’exception qui, aussi surprenant et inconsidéré que cela puisse être, réaffirme ici même une souveraineté qui peinait à voir le jour selon ses détracteurs. Ainsi, contrairement à ce qu’affirment certains observateurs critiques, tels que Jacques Sapir (18) ou Charles Gave (19), l’intérêt principal de ces sanctions dites « économiques », ne réside pas tant dans la pénalisation et l’objectif immédiat d’affaiblir la Russie en soi, que dans la possibilité, à terme, de pouvoir faire cesser cette dépendance énergétique à l’égard du géant soviétique ; comme l’écrivent à juste titre Nicolas Mazzucchi et Annabelle Livet : « la souveraineté induit la capacité d’impulsion qui ‘‘force’’ les autres à suivre celui qui se positionne comme le décideur »(20), telle aurait été l’ambition de l’UE. Cependant, il est tout à fait vrai que cette volonté politique relève du pari extrêmement risqué – voire peut-être de la folie –, et que, si effectivement elle réactualise la souveraineté politique de l’UE, elle la fragilise également concernant la question de sa « sécurité énergétique » immédiate comprise comme « la capacité pour un acteur (…) d’assurer des approvisionnements énergétiques sans rupture, à un prix soutenable »(21). La flambée des prix des carburants et d’un grand nombre de produits dérivés des matières premières témoigne de cette fragilisation.

L’Europe a-t-elle les moyens de ses prétentions ? Entre grandes ambitions et principe de réalité

Un désir d’affranchissement qui ne date pas d’hier

Si l’on se réfère exclusivement au traitement médiatique du conflit russo-ukrainien, on serait tenté de croire que cette crise est sans précédent – et elle l’est sur bien des points, assurément – ; or, de fait, elle s’inscrit plutôt dans une histoire déjà bien ancrée dans la mémoire des relations internationales, et particulièrement dans les rapports ambigus entre l’Union Européenne et la Russie. En effet, depuis les années 2000, on ne compte plus le nombre de différends voire de conflits entre l’Europe et le pays de l’ex-URSS. Les « guerres du gaz » en incarnent cette réalité. Les premières tensions mettent en jeu la Russie et ses voisins Biélorusses (2004) et Ukrainiens (2006), au sujet de l’inflation des tarifs gaziers imposée par le géant Gazprom. Biélorusses et Ukrainiens refusant une telle augmentation, l’entreprise gazière décida de couper leur approvisionnement en gaz (22). Or l’Ukraine était déjà à cette période le premier pays de transit et d’exportation du gaz russe pour le vieux continent. De nombreux accords et pourparlers sont trouvés pour calmer les tensions, mais de façon provisoire seulement. Puisqu’en 2013, de nouvelles frictions virent le jour : l’Ukraine ‘‘menace’’ la Russie d’entrer dans l’UE et l’Otan ; la Russie réactive sa pression énergétique afin d’empêcher de telles adhésions. Cette situation débouche sur les manifestations d’Euromaidan, jusqu’à l’annexion de la Crimée par Moscow et, en 2014, la guerre du Donbass. Dès cette période, là encore, l’Europe avait tenté de trouver des alternatives à la dépendance énergétique russe notamment via la Baltique au nord, avec le gazoduc Nord Stream, la Turquie et le Caucase (23). Dans ce jeu de tentatives de dégagement de l’Europe vis-à-vis de l’hégémonie russe en matière d’énergie, les États-Unis ne sont pas un acteur innocent. Et pour cause, désormais premier producteur de pétrole et de gaz naturel liquéfié, ils furent de virulents opposants au projet de Nord Stream II, en sanctionnant les entreprises européennes collaborant avec Gazprom – entre autres : EDF-Engie, Uniper, OMV,etc. Aujourd’hui encore, ce sont eux qui impulsèrent des mesures d’embargo sur les hydrocarbures à l’encontre de la Russie (le 8 mars dernier) ; d’une part pour affaiblir cette dernière, et surtout d’autre part, pourrait-on penser, pour vassaliser davantage l’Europe à son égard (24).

 

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Le 24 février 2014, sur la place de l’Indépendance, à Kiev. | ARCHIVE BAZ RATNER/REUTERS

 

Les mystères de la guerre énergétique

« La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens »(25). Voilà ce qu’expliquait Michel Foucault en 1976 dans ses cours au Collège de France, en retournant la célèbre formule de Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Jamais une sentence n’aura été aussi juste que celle-ci aujourd’hui. Les mesures de sanctions prises par l’UE relèvent de cette espèce de continuation de la guerre par les voies de la ‘‘diplomatie’’ politique.

Et pour cause : il est effectivement tout à fait vrai que les mesures de cessation des exportations d’hydrocarbures russes vont s’avérer extrêmement difficiles pour l’Europe, et ce au vu du degré de dépendance du vieux continent à l’égard du géant soviétique, comme nous l’avons vu. Or, ce que peu de commentateurs mettent en avant, c’est qu’une dépendance n’est jamais totalement unilatérale – tout pouvoir trouve sur sa route d’autres contre-pouvoirs, résumait Foucault (26) – ; en l’occurrence : certes, l’Europe est fortement dépendante des énergies russes, cependant, comme le précise Francis Perrin, l’économie énergétique russe l’est tout autant si ce n’est plus, à près de 60% : « Historiquement, décrit le politologue, Gazprom a conçu une stratégie d’exportation du gaz centrée d’abord sur l’Europe, dont principalement l’Union Européenne »(27). En témoignent les différentes routes d’exportation par gazoduc reliant la Russie au vieux continent : Brotherhood, Yamal-Europe, Nord Stream I, Nord Stream II, Blue Stream, Turk Stream, etc. L’exportation de gaz ne peut se faire que sous deux formes physiques : gazeuse via des gazoducs, ou liquide (GNL) par cargaison et voie maritime, nécessitant par la suite des infrastructures lourdes, des terminaux GNL, permettant la regazéification du produit ; de fait, la Russie a essentiellement misé sur les voies terrestres des routes gazières.

 

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En ce sens, il est extrêmement difficile de pouvoir totalement réorienter des flux gaziers – contrairement aux flux pétroliers par exemple – ; il y a donc une « rigidité du social »(28) incarnée par les conditions matérielles et techniques de l’activité énergétique, qui imposent des limites à la fantaisie et aux volontés des acteurs, par-delà les discours officiels et leurs effets d’annonces. Cette rigidité et ce principe de réalité peuvent être illustrés par plusieurs éléments :

Premièrement, comme le relevait Jacques Sapir, malgré l’affrontement guerrier bien réel, la Russie continuerait à vendre ses hydrocarbures en direction de l’Europe, de l’Ukraine et des États-Unis. Cette ‘‘anomalie’’, correspond au fait « qu’on ne peut pas arrêter les flux immédiatement, donc entre-temps, le commerce continue (…) Nous sommes dans une situation qui rappelle ce qu’était la guerre au Moyen-Âge ou à l’Âge classique. C’est-à-dire qu’on se bat mais on continue de commercer »(29), expliquait l’économiste. Deuxième exemple, concernant les récentes décisions de Vladimir Poutine d’imposer aux nations européennes le paiement du gaz en roubles (30). Jusqu’à une date encore récente, l’UE payait-elle directement son gaz en roubles ? La réponse est non. Et pour cause, comme l’expliquait encore Francis Perrin : « Que fait finalement Gazprom ? Il explique à ses clients – ses clients étant des sociétés gazières européennes – : ‘‘Ne vous inquiétez pas, peu de choses vont changer. Vous allez continuer à payer le gaz russe en euros, et vous allez mettre les euros à la Gazprombank. Ensuite on va convertir ces euros en roubles, et on va créditer un compte en roubles à la Gazprombank. Et on dira que vous avez payé en roubles.’’ »(31) Cette mise en scène éclaire combien en matière d’énergie, l’ambivalence des intérêts et des espaces sociaux dont nous avons parlé plus haut est tenace. Gazprom, entreprise publique étroitement liée à Moscow n’en reste pas moins et avant tout une entreprise ayant pour raison d’être le capital, « Le conatus du capital [étant] de s’accumuler, potentiellement à l’infini », accompagné d’une « politique du capital » qui n’est pas seulement un « supplément de puissance déployé à partir d’une base strictement économique, [mais est aussi] l’expression de ce que, dans son mouvement même, le capital à avoir avec la recherche de la puissance, que toute son économie y concourt et s’y trouve d’une certaine manière dédiée »(32). Gazprom n’échappe pas à cette loi de l’être-pour-le-capital malgré le contexte de guerre : renoncer totalement au marché européen équivaut à rompre tant avec l’accumulation du capital qu’avec cette volonté de conservation de puissance, lui qui est le premier producteur et exportateur de gaz dans le monde.

Évidemment, la situation est d’une telle complexité que le cours des évènements évolue constamment de telle sorte à rendre faux ce qui était vrai hier et vrai aujourd’hui ce qui était faux avant-hier ; mais la guerre de l’énergie se joue bel et bien dans les plis singuliers de ces ambivalences multiples.


Le jeu de l’interdépendance internationale : l’exemple algérien

D’autres exemples de ce type d’imbroglio géopolitique peuvent être évoqués :

Pour le sociologue Norbert Elias, ce qui caractériserait en propre les États, c’est qu’ils seraient des « unités de survie défensives et offensives ». À la façon des tribus, des clans ou des fiefs, les États seraient un prolongement de cette « lutte à mort », de cette extension et monopolisation de la violence en vue de la stabilisation du pouvoir. Si l’État peut être défini comme une « unité de survie », alors, ce qui le détermine est et reste la question de la « survie », de la persistance dans l’être. En ce sens, peu importent les différents partenariats, accords ou autres qui puissent exister entre États, dès lors ou il s’agit d’une question de survie, le plus souvent, ‘‘nécessité fait loi’’ – le propre de la realpolitik en somme –, et ce plus encore lorsqu’il s’agit d’enjeux commerciaux et économiques, c’est-à-dire, d’éléments liés directement à la production et la reproduction de la vie matérielle collective – c’est-à-dire, la façon dont une société assure sa subsistance (sa survie) et son existence (son style de vie). Dans cette « lutte éliminatoire » virtuelle entre « unité de survie », le système des relations internationales constitue un réseau d’interdépendance tissé de sujétions multiples et réciproques, dans lesquels différents champs sociaux sont en actions de façon concomitante (par exemple, comme nous l’avons dit, le champ économique, le champ politique, etc.)

Pour illustrer ce principe de l’interdépendance internationale, on pourrait se rapporter à l’exemple algérien – qui aujourd’hui fait couler beaucoup d’encre suite à la dernière visite du président Emmanuel Macron en terre algérienne. Que l’Algérie soit proche de la Russie, cela ne fait pas de mystère. Il existe en effet plusieurs accords commerciaux de recherche et d’exploitation d’hydrocarbures (pétro-gaziers) entre l’Algérie (Sonatrach) et la Russie (Gazprom ; l’un des plus récent datant du 2 février 2022) (33), et même avec la Chine (Sinopec, 17 février 2022). Doit-on dès lors établir sur cette base que l’Algérie serait définitivement liée corps et âme à la Russie ou à la Chine ? Assurément que non.

Ces différents partenariats n’empêchent pas Sonatrach de commercer avec des pays européens (membre de l’UE) et de constituer d’autres accords commerciaux, par exemple avec la Grèce (le groupe DEPA, le 3 février 2022, relatif à la vente/achat du GNL) ; l’Espagne (34) ; ou encore avec l’Italie (ENI, 12 avril 2022, « l’un des clients les plus importants » de Sonatrach) (35). De plus, l’Algérie livre également la France (et une bonne partie de l’Europe) en GNL essentiellement via le gazoduc Transmed. La France reste à ce titre le partenaire commercial principal depuis 1962 (36). Et comme l’explique le géo-politologue Francis Perrin : « Les Algériens sont prudents car l’Algérie entretient de bonnes relations avec la Russie. Mais le marché européen est le principal marché gazier pour la Sonatrach. Si des demandes s’exprimaient, il ne serait pas évident pour ce pays de les ignorer. » (37). La politique commerciale algérienne illustre donc à elle seule la complexité et l’interdépendance en acte au sein du monde géopolitique et de la mondialisation économique. Et cet exemple peut être décliné sur plusieurs autres : l’Iran ou l’Arabie saoudite avec les États-Unis, l’Iran et la Chine, la Turquie, etc. En relations internationales, les ennemis de mes amis ne sont pas nécessairement mes ennemis aussi.

L’ambivalence de la guerre économique : une stratégie offensive ou suicidaire ?

« Nous allons livrer une guerre économique et financière totale à la Russie », avait annoncé de façon présomptueuse le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, avant de revenir sur sa déclaration peu de temps après. Il s’agissait pourtant du mot juste : une « guerre économique ». Une « guerre économique » que l’on peut définir avec Ali Laidi comme « l’utilisation de la violence, de la contrainte et de moyens déloyaux, ou illégaux, pour protéger ou conquérir un marché, gagner ou préserver une position dominante qui permet de contrôler abusivement un marché » (38) – évidemment, cette violence peut tout aussi bien passer par des moyens légaux et conventionnels, et exister en temps de paix. En l’occurrence, il s’agit ici de préserver la souveraineté ou l’autonomie énergétique européenne de sa forte dépendance vis-à-vis de l’« ennemi » Russe – pour ne pas dire, « créer » enfin une réelle souveraineté énergétique –, tout en tentant de sanctionner ce dernier. Dès lors, puisqu’il est bel et bien question d’un conflit dont la variable énergétique semble en être le cœur, il est tout à fait pertinent de se demander comme le font les deux auteurs du Monde diplomatique, Mathias Reymond et Pierre Rimbert, « Qui gagne la guerre de l’énergie ? »(39). Pour nos auteurs, il ne fait aucun doute que l’UE est et sera la grande perdante de son pari diplomatique. Ultra-dépendante de la Russie, ces décisions ne pourront mener qu’à une inflation violente dont les classes moyennes et populaires ainsi que les industriels et commerçants subiront les conséquences jusqu’à une éventuelle récession de l’économie européenne (40). Dans cette perspective, l’UE apparaît comme une puissance faible. Une puissance faible qui a eu l’outrecuidance, la naïveté et l’impr

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À Bakou, la COP29 s’enlise dans une impasse. La Chine refuse le projet d’accord sur le financement climatique, aggravant les tensions Nord-Sud et compromettant les objectifs mondiaux face à la crise climatique.
À Bakou, la COP29 s’enlise dans une impasse. La Chine refuse le projet d’accord sur le financement climatique, aggravant les tensions Nord-Sud et compromettant les objectifs mondiaux face à la crise climatique.
Face à un marché pétrolier sous pression, la Russie et l’Irak consolident leur coopération au sein de l’OPEP+ pour stabiliser les prix. Cette alliance, cruciale pour leurs économies, illustre la complexité des équilibres géopolitiques et énergétiques.
Face à un marché pétrolier sous pression, la Russie et l’Irak consolident leur coopération au sein de l’OPEP+ pour stabiliser les prix. Cette alliance, cruciale pour leurs économies, illustre la complexité des équilibres géopolitiques et énergétiques.
Téhéran avertit que la résolution des pays européens visant à condamner son programme nucléaire à l’AIEA risque de perturber gravement les relations avec l’agence onusienne, alors qu’un vote crucial est prévu.
Les négociations de la COP29 illustrent les enjeux cruciaux de la diplomatie énergétique, où financement climatique et engagements sur les énergies fossiles divisent pays développés et en développement.
Les négociations de la COP29 illustrent les enjeux cruciaux de la diplomatie énergétique, où financement climatique et engagements sur les énergies fossiles divisent pays développés et en développement.
Alors qu’il accueillera la COP30 en 2025, le Brésil, producteur majeur de pétrole, veut jouer un rôle clé dans la transition énergétique en promouvant un débat global sur la réduction progressive des combustibles fossiles.
Alors qu’il accueillera la COP30 en 2025, le Brésil, producteur majeur de pétrole, veut jouer un rôle clé dans la transition énergétique en promouvant un débat global sur la réduction progressive des combustibles fossiles.
Le géant pétrolier brésilien Petrobras envisage un retour en Argentine, attiré par le potentiel de Vaca Muerta et un nouvel accord de coopération énergétique entre les deux nations.
Le géant pétrolier brésilien Petrobras envisage un retour en Argentine, attiré par le potentiel de Vaca Muerta et un nouvel accord de coopération énergétique entre les deux nations.
Les États-Unis et les Européens ont présenté une résolution à l’AIEA pour condamner l’Iran, accusé de ne pas coopérer pleinement sur son programme nucléaire. Téhéran met en garde contre les répercussions de cette décision.
À COP29, le Japon suit la ligne européenne sur les contributions financières climatiques et adopte une approche mesurée sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (CBAM), tout en examinant ses objectifs énergétiques à long terme.
À COP29, le Japon suit la ligne européenne sur les contributions financières climatiques et adopte une approche mesurée sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (CBAM), tout en examinant ses objectifs énergétiques à long terme.
La Chine investit massivement dans le secteur énergétique brésilien, avec des projets structurants dans la production et la transmission d’électricité, accélérant le développement économique et l'intégration des réseaux électriques du pays.
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La COP29, tenue à Bakou, attire l'attention sur la présence massive de représentants des énergies fossiles. Entre lobbying et nécessité énergétique, le débat sur leur rôle dans la transition climatique s'intensifie.
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