Le TAP, pour les États comme la Grèce ou l’Italie, est un projet essentiel afin de garantir leur sécurité énergétique. Longtemps parent pauvre de l’intégration européenne, l’Europe du Sud-Est pourra enfin jouir d’une diversification plus importante de ses approvisionnements gaziers. Le gazoduc aura également un impact important sur la capacité de Gazprom à influencer le marché européen. Néanmoins, des zones d’ombre perdurent quant au rôle que jouera la Turquie dans le transit du gaz vers l’Europe.
Le TAP : un gazoduc stratégique pour l’Europe du Sud-Est
De toutes les régions européennes, le Sud-Est représente probablement la région la moins concurrentielle au niveau du gaz. Cela s’explique par la faiblesse des infrastructures gazières qui ne facilitent pas l’interconnexion et ainsi la création d’un marché commun. En outre, le manque de capitaux ajoute une difficulté supplémentaire au financement de grands projets d’intégration. Mais c’est surtout l’absence de coopération, dans une région encore traumatisée par les guerres, qui explique ces retards.
Par conséquent, la région se caractérise par une forte dépendance au gaz russe et l’absence quasi-totale d’échanges gaziers interrégionaux. Les importations venant de Russie représentaient ainsi en 2019 près de 70 % de la consommation de gaz en Grèce. En Bulgarie, ce chiffre atteignait un niveau historique de 97 %. En Italie, ce sont près de 40 % des importations de gaz qui provenaient de Russie.
Cette dépendance compromet sérieusement la sécurité énergétique de ces États ce qui a poussé la Commission européenne à réagir. Cette dernière a lancé en 2008 une stratégie ambitieuse d’interconnexion régionale appelée le Southern Gas Corridor (SGC). Celle-ci vise à favoriser la construction de gazoducs de la mer Caspienne vers l’Europe. Lié au gazoduc TANAP reliant l’Azerbaïdjan à la Turquie, le TAP représente ainsi le parachèvement de cette stratégie.
Le gazoduc au cœur de la stratégie énergétique européenne
Pour l’Europe du Sud-Est, le gazoduc TAP constitue une opportunité historique pour sortir de leur forte dépendance au gaz russe. Le gazoduc pourra ainsi fournir près de 10 milliards de tonnes de gaz venu d’Azerbaïdjan. Cela représente environ 40 % de la consommation totale de gaz de la région si l’on excepte l’Italie. Un doublement de la capacité est même prévu en cas de tensions sur la demande.
Pour la Commission européenne, il s’agit d’une étape majeure vers une complète libéralisation des marchés gaziers régionaux. Sa stratégie est ici de jouer sur les mécanismes de concurrence afin de réduire le risque géopolitique posé par Gazprom. Le TAP constitue ainsi une route alternative au gazoduc trans-balkanique utilisé par la Russie en Europe du Sud-Est. La Commission a également pour objectif de renforcer son influence dans les Balkans face à Moscou.
C’est pourquoi le SCG a fait l’objet d’un soutien public important de la part de l’Union européenne. Cette dernière a garanti 700 millions d’euros de prêt et a classé le gazoduc en tant que projet d’intérêt commun. De même, plus d’un milliard d’euros a été mobilisé via la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). L’Europe s’est également permise d’offrir une exemption au projet sur la règle d’accès aux tiers afin de faciliter les investissements.
Le gazoduc et le problème turc
Le gazoduc TAP a donc pour objectif de réduire l’influence russe en Europe du Sud-Est. Pourtant, l’Europe n’a sans doute pas pris la mesure des conséquences du TAP sur sa relation avec la Turquie. Or, cette relation apparaît de plus en plus centrale dans un contexte d’hostilité croissante entre Ankara et Bruxelles. De la question des droits de l’homme au différend migratoire, les sujets de discorde ne manquent pas entre les deux voisins.
Étant connecté au gazoduc transanatolien (TANAP), le TAP donne à la Turquie un pouvoir d’influence considérable sur les flux gaziers. Rappelons que le pays sert déjà de territoire de transit au TurkStream acheminant du gaz russe vers l’Europe. Moscou a même décidé d’abandonner d’ici à 2025 sa route ukrainienne vers l’Europe du Sud en s’appuyant sur ce TurkStream. Dans les prochaines années, le gazoduc trans-balkanique sera ainsi probablement alimenté non plus via l’Ukraine mais via la Turquie.
Avec le TAP, l’Europe a donc d’une certaine manière réduit le risque russe tout en renforçant le risque turc. Ce choix pourrait s’avérer problématique lorsqu’on connaît les tensions liées à la question du gaz en Méditerranée orientale. De même, le TAP pourrait entraîner davantage de dissensions entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Il est clair, par exemple, que les pays du Sud hésiteront à s’opposer directement à la Turquie sur certains sujets.
On peut notamment penser à la politique turque en Syrie ou au Nagorno-Karabakh. Pour ce conflit, d’ailleurs, les pays du Sud se retrouveront beaucoup plus vulnérables que leurs voisins du Nord.
Le TAP représente donc à la fois une opportunité et un risque pour la sécurité énergétique européenne. D’un côté, le gazoduc réduit la dépendance de l’Europe du Sud-Est au gaz russe. D’un autre côté, il fait de la Turquie la principale route d’approvisionnement du gaz vers cette région. Pour l’Europe du Sud-Est, la sécurité énergétique passera davantage par son intégration aux réseaux gaziers du Nord de l’Europe.