Dans l’usine de verres photovoltaïques de Tschernitz, à l’est de l’Allemagne, le vacarme des machines ne couvre pas les inquiétudes sur l’avenir de la production si le robinet du gaz russe venait à être coupé, à cause de la guerre en Ukraine. À l’intérieur du hangar coiffé d’une cheminée blanche, des bras mécaniques s’activent pour mettre en forme des plaques de verre destinées aux producteurs de panneaux solaires.
« Nous fournissons tous les grands fabricants en Europe », explique Torsten Schroeter, directeur général de la société GMB Glasmanufaktur Brandenburg. Chaque année, 10 millions de mètres carrés de plaques sortent des fours de l’usine qui dégagent une vive lumière rouge et une chaleur intense. Or pour produire ce verre essentiel à l’énergie solaire, il faut…du gaz, beaucoup de gaz. Grâce aux pipelines reliant la Russie à l’Allemagne, la ressource est disponible en abondance. Mais pour combien de temps ?
L’Allemagne fait face à une pression croissante de ses alliés pour approuver un embargo sur le gaz russe dont les exportations financent la guerre de Moscou contre Kiev. Le gouvernement du social-démocrate Olaf Scholz, allié aux écologistes et aux libéraux, soutient qu’un arrêt brutal des livraisons serait dévastateur pour l’économie du pays, avec des répercussions dans l’ensemble de l’UE.
« Pas d’alternative »
Mais même en Allemagne, ce refus fait débat au sein de la classe politique et parmi les experts dont certains jugent que la première puissance européenne serait en mesure d’encaisser ce choc. Dans le camp de ceux pour qui la vie sans gaz russe est inimaginable à court terme, les industriels sont en première ligne.
« Un arrêt de l’approvisionnement en gaz russe signifierait pour nous un arrêt de la production », résume le patron de GMB, qui emploie 300 salariés. L’arrêt des flux de gaz impliquerait de stopper les fours, causant des dommages irréversibles.
Cela obligera l’entreprise à « tout reconstruire », ce qui pourrait prendre plusieurs mois, voire des années, selon M. Schroeter. Car « il n’y a pas d’alternative » au gaz russe, déplore-t-il.
L’utilisation de charbon ou pétrole, n’est pas adaptée. Quant à l’électricité, l’entreprise a déjà investi dans un système hybride, permettant un chauffage électrique partiel dans ses fours, mais cela ne répond qu’à « 10% » de ses besoins. L’hydrogène pourrait remplacer le gaz naturel, mais son développement n’est pas encore suffisamment avancé en Allemagne.
Le gouvernement allemand frappe à toutes les portes pour diversifier ses sources d’approvisionnement mais estime ne pouvoir se passer du fournisseur russe avant mi-2024. La Russie fournissait avant la guerre 55% des importations allemandes de gaz naturel, devant les livraisons de la Norvège et des Pays-Bas.
« Le moins cher »
« Les dernières décennies, marquées par la dérégulation du marché de l’énergie, nous ont conduits à choisir le gaz le moins cher, celui fourni par le gazoduc russe », a reconnu début février l’ancien vice-chancelier social-démocrate Sigmar Gabriel.
Cette dépendance s’est bâtie sur les relations privilégiées entretenues par les gouvernements allemands avec la Russie depuis les années 1970. « Un embargo obligerait l’Allemagne à rationner », provoquant une « récession », résume l’économiste Andrew Kenningman, chef économiste Europe pour le cabinet de conseil Capital Economics.
Il entraînerait des « interruptions de production », « des pertes d’emploi » et « des dommages massifs aux installations », a plaidé de son côté le BDI, puissant lobby industriel. Le géant de la chimie BASF a par exemple prévenu qu’une division par deux de l’approvisionnement en gaz russe suffirait pour « arrêter » son emblématique site de Ludwighsafen (ouest), où travaillent près de 30.000 personnes.
Parmi les secteurs les plus vulnérables à la consommation de gaz figurent l’industrie du papier, la sidérurgie et la chimie, selon un rapport de la banque LBBW. Même sans embargo, l’industrie allemande est déjà fragilisée par la flambée des prix de l’énergie, qui ont bondi sur un an de 39,5% en mars, après des augmentations de 22,5% en février et de 20,5% en janvier. Résultat : la verrerie de Tschernitz est à la peine pour rester compétitive face à la concurrence chinoise.
Près de 170 GWh de gaz sont consommés chaque année dans les fours de l’usine pour chauffer, à plus de 1.600 degrés, la matière première – du quartz ou du dolomite-, et la transformer en verre pour panneaux solaires.