Le design des marchés électriques mondiaux entre dans une phase de recomposition. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que les signaux de marché seuls ne permettent plus de soutenir les investissements nécessaires à la transition, dont l’horizon de rentabilité se situe entre 10 et 30 ans. Or, au-delà de deux ans, la liquidité des produits dérivés chute fortement, exposant producteurs, industriels et investisseurs à une instabilité financière croissante.
Une volatilité multipliée par neuf depuis la crise énergétique
Depuis 2019, la volatilité annuelle des prix de gros a été multipliée par cinq à neuf dans les principales zones étudiées. En Europe, le prix moyen spot de l’électricité est passé de €39/MWh ($42/MWh) en 2019 à plus de €160/MWh ($173/MWh) en 2022, atteignant jusqu’à €700/MWh ($758/MWh) lors des pics de l’hiver. Cette envolée a entraîné la mise en œuvre de plus de 400 mesures d’urgence et précipité la réforme du marché de l’Union européenne.
Aux États-Unis, le Texas (ERCOT) a connu un prix spot moyen supérieur à $120/MWh durant plusieurs mois en 2021, avec des extrêmes dépassant $9,000/MWh sur quelques heures. L’Australie a enregistré une augmentation de 260 % du prix moyen sur son marché national de l’électricité entre 2020 et 2022, atteignant AUD216/MWh ($143/MWh) au pic de la crise.
Des marchés court terme fiables mais incapables d’ancrer les investissements
Les marchés de court terme (day-ahead, intrajournalier) assurent toujours une disponibilité électrique supérieure à 99,9 %. En Europe, le marché day-ahead agrège plus de 400 000 ordres par heure entre plusieurs milliers d’acteurs. Toutefois, ces marchés ne structurent qu’environ 20 % des revenus d’un projet financé sur 20 ans, selon les estimations de l’AIE.
Le nombre d’heures à prix négatif a été multiplié par trois en Allemagne entre 2019 et 2023, atteignant 300 heures sur l’année. Les écarts de prix intrajournaliers dépassent désormais €200/MWh ($216/MWh) sur certains nœuds locaux. Ces signaux renforcent la valeur des flexibilités courtes mais rendent imprévisibles les revenus des actifs non contractualisés.
Une absence de profondeur au-delà de 24 mois
Dans la majorité des places européennes et américaines, moins de 5 % des volumes échangés sur les marchés à terme portent sur des maturités supérieures à deux ans. Or, les projets d’éolien offshore, de nucléaire ou de stockage longue durée nécessitent une visibilité sur 15 à 30 ans. L’écart entre coût actualisé moyen (LCOE – levelised cost of electricity) et prix forward non couvables rend ces actifs difficilement finançables sans intervention.
La remontée des taux d’intérêt a doublé le coût moyen du capital (WACC – weighted average cost of capital) pour les projets renouvelables entre 2021 et 2023 dans plusieurs pays de l’OCDE, passant de 3,5 % à 7 %, selon les benchmarks financiers. Pour un parc solaire de 100 MW avec un CAPEX de €100mn ($108mn), cette hausse se traduit par une charge financière supplémentaire de €35mn ($38mn) sur 20 ans.
Des contrats pour lisser les revenus sur 15 à 20 ans
Les CfD (contracts for difference) représentent désormais plus de 80 % des capacités allouées dans les appels d’offres en Espagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Un CfD de 15 ans garantit un prix moyen fixe d’environ €60/MWh ($65/MWh), contre un prix spot moyen de €120/MWh ($130/MWh) sur la période 2022–2023. Les contrats d’achat d’électricité (PPA) signés dans l’Union européenne ont atteint 16 GW en 2024, avec une durée médiane de 12 ans et un prix moyen autour de €55/MWh ($59/MWh).
Les mécanismes de capacité (CRM) représentent près de €10bn ($10.8bn) de paiements annuels cumulés en Europe, notamment via les marchés centralisés de la France, du Royaume-Uni et de l’Italie. Aux États-Unis, PJM mobilise chaque année environ $9bn en engagements de capacité pour couvrir les besoins à trois ans. Ce filet de sécurité assure des revenus fixes aux centrales thermiques, aux batteries et aux opérateurs de réponse à la demande.
Des risques croisés de sur-rémunération et d’opacité
L’enchevêtrement des mécanismes CfD, PPA, CRM et marchés spot entraîne un risque de double rémunération et de mauvais calibrage des incitations. Dans certains cas, un actif soutenu via un CfD peut aussi percevoir un paiement de capacité, voire arbitrer entre un PPA privé et le marché spot selon les clauses contractuelles. L’AIE estime que cette superposition non coordonnée pourrait désaligner jusqu’à 20 % des signaux d’investissement dans certaines juridictions.
Les régulateurs sont confrontés à une montée en complexité : suivi des flux, contrôle des clauses, gestion des effets d’aubaine. La visibilité pour les investisseurs étrangers devient plus difficile à obtenir dans un contexte de divergence croissante des modèles régionaux.
Une recomposition stratégique pour tous les profils d’acteurs
Les producteurs d’électricité doivent désormais calibrer leur portefeuille entre revenus garantis et exposition spot. Un IPP exploitant 1 GW d’actifs pourrait ainsi segmenter ses revenus en trois tiers : 33 % CfD, 33 % PPA, 33 % marché. Les industriels électro-intensifs internalisent des compétences financières pour gérer leurs contrats sur 15 à 20 ans et piloter leurs garanties de paiement.
Les fonds d’investissement spécialisés demandent des profils de revenus régulés pour garantir leurs rendements cibles de 6 % à 8 %. Les traders interviennent de plus en plus en tant qu’intermédiaires de risque, transformant les signaux spot en produits structurés. Pour les développeurs, la capacité à lire les clauses d’un CfD ou à structurer un PPA long terme devient aussi stratégique que le rendement ou le facteur de charge.