Les ministres de l’énergie irakien et syrien ont formalisé le 11 août la création de comités techniques conjoints pour évaluer la réhabilitation du pipeline Kirkuk-Baniyas, infrastructure stratégique reliant les champs pétroliers du nord de l’Irak au port méditerranéen syrien. Cette initiative intervient alors que l’Irak cherche activement à diversifier ses routes d’exportation, particulièrement après la fermeture du pipeline Irak-Turquie depuis mars 2023 suite à un arbitrage international ayant condamné Ankara à verser 1,5 milliard de dollars de compensation à Bagdad. Le conseiller financier du Premier ministre irakien, Mudhir Mohammad Saleh, qualifie ce projet de « choix stratégique » permettant une plus grande manoeuvrabilité dans la commercialisation du brut irakien. Les négociations actuelles marquent le troisième cycle de discussions depuis décembre 2024, témoignant d’une accélération diplomatique entre les deux pays après la chute du régime Assad.
Des défis financiers et techniques considérables
Les estimations de coût pour la réactivation du pipeline varient considérablement selon les sources et l’ampleur des travaux envisagés. L’expert pétrolier irakien Hamza al-Jawahiri évalue à 10 milliards de dollars le coût d’un pipeline entièrement nouveau, jugeant l’infrastructure actuelle, vieille de 73 ans, inadaptée au transport de brut. Un responsable de North Oil Company propose une fourchette plus modeste entre 300 et 600 millions de dollars pour une réhabilitation partielle, avec un financement potentiel via le budget fédéral ou des partenariats étrangers. Le ministère irakien du pétrole évoque quant à lui un investissement supérieur à 8 milliards de dollars pour une capacité d’exportation de 700.000 barils par jour. Ces divergences reflètent l’incertitude sur l’état réel des infrastructures, le ministre adjoint syrien de l’énergie Ghiyath Diab confirmant que les stations de pompage sont « largement détruites » et nécessitent une réhabilitation complète.
Les capacités de production actuelles de Kirkuk ajoutent une dimension supplémentaire aux calculs économiques. North Oil Company produit actuellement entre 245.000 et 300.000 barils par jour, avec des plans d’expansion ambitieux visant 750.000 barils quotidiens grâce au partenariat récemment signé avec BP. L’accord, finalisé en mars 2025, porte sur le développement de quatre champs majeurs incluant les dômes Baba et Avanah de Kirkuk ainsi que les champs adjacents de Bai Hassan, Jambur et Khabbaz. BP investira potentiellement 25 milliards de dollars sur 25 ans dans ce projet couvrant plus de 3 milliards de barils équivalent pétrole en phase initiale, avec une opportunité de ressources totale estimée à 20 milliards de barils.
Un contexte régional sous tension
La fermeture prolongée du pipeline Irak-Turquie cristallise les enjeux géopolitiques régionaux. L’arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale (CCI) a non seulement imposé une compensation financière à la Turquie mais a également privé le Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) de sa principale route d’exportation. La production kurde a chuté à 314.000 barils par jour en 2024, contre une capacité de plus de 450.000 barils avant mars 2023. Le champ de Khurmala, le plus important du Kurdistan, ne produit plus que 100.000 barils quotidiens contre 180.000 auparavant. Cette situation génère des pertes mensuelles approchant le milliard de dollars pour le GRK et les compagnies internationales opérant dans la région.
La Turquie, qui génère entre 300 et 500 millions de dollars annuels via les frais de transit à Ceyhan, a annoncé la fin de l’accord pipelinier actuel pour juillet 2026, ouvrant une fenêtre de négociation complexe. Ankara refuse de payer la compensation ordonnée par l’arbitrage et demande au GRK d’assumer cette charge, arguant qu’il était le bénéficiaire des exportations contestées. Un second arbitrage concernant la période 2018-2023 pourrait ajouter 3 à 5 milliards de dollars supplémentaires aux compensations dues, compliquant davantage les perspectives de résolution.
La Syrie face à ses propres défis énergétiques
L’infrastructure pétrolière syrienne présente des obstacles majeurs à la réactivation du pipeline. Les raffineries de Baniyas (120.000 barils/jour) et Homs (110.000 barils/jour) demeurent non-opérationnelles selon les derniers rapports. La production nationale syrienne s’est effondrée de 380.000 barils quotidiens avant 2011 à seulement 91.000 barils en 2023. Le pays importe actuellement environ 3 millions de barils mensuels pour couvrir ses besoins domestiques, représentant un coût quotidien de 14 à 15 millions de dollars aux prix actuels du marché. Les autorités syriennes voient dans la réactivation du pipeline une opportunité de générer des revenus de transit essentiels à la reconstruction, tout en sécurisant un approvisionnement énergétique stable.
La levée partielle des sanctions américaines en juillet 2025, supprimant les restrictions sur le ministère syrien du pétrole et ses deux raffineries, constitue une étape cruciale pour la faisabilité du projet. Cette décision de six mois permet théoriquement aux entreprises internationales d’envisager des investissements dans le secteur énergétique syrien. Néanmoins, les défis sécuritaires persistent, notamment le contrôle des champs pétroliers de l’est syrien par les Forces Démocratiques Syriennes soutenues par les États-Unis, compliquant l’acheminement du pétrole vers les installations de raffinage occidentales.
Des implications stratégiques pour l’ensemble du Moyen-Orient
La réactivation potentielle du pipeline Kirkuk-Baniyas redessinerait la carte énergétique régionale en offrant à l’Irak un accès direct aux marchés méditerranéens et européens. Cette route alternative réduirait la dépendance de Bagdad vis-à-vis du détroit d’Ormuz, par lequel transitent 85% des exportations pétrolières irakiennes actuelles. Les tensions récentes entre l’Iran et Israël ont souligné la vulnérabilité de ce point de passage stratégique, où une fermeture même temporaire compromettrait plus de 90% des revenus du budget fédéral irakien. Le pipeline syrien fournirait également une alternative au projet de pipeline Basra-Aqaba vers la Jordanie et aux discussions sur une route via l’Arabie Saoudite vers la mer Rouge.
Pour la Turquie, le projet représente une menace directe à sa position de hub énergétique régional et pourrait accélérer les négociations sur la réouverture du pipeline Kirkuk-Ceyhan. Les analystes estiment que la perte du transit pétrolier kurde et irakien pourrait coûter à Ankara non seulement des revenus directs mais également son influence géopolitique dans le nord de l’Irak. La réactivation du pipeline syrien permettrait à Bagdad de reprendre le contrôle total des revenus pétroliers du nord, affaiblissant l’autonomie économique du Kurdistan et renforçant l’autorité centrale. Cette dynamique s’inscrit dans la stratégie plus large de l’Irak visant à porter sa capacité de production à 6 millions de barils par jour d’ici 2028, nécessitant impérativement de nouvelles routes d’exportation pour écouler cette production accrue sur les marchés internationaux.