Le Nagorno-Karabakh se retrouve de nouveau en proie à la guerre. Cette région contestée fait l’objet de violents affrontements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. D’après les chiffres officiels, plus de 800 personnes ont ainsi perdu la vie côté arménien, essentiellement des militaires. Côté Azerbaidjanais, le gouvernement a pour l’heure refusé de publier un éventuel bilan des pertes humaines.
Nagorno-Karaback : la région de la discorde
Historiquement, ce conflit remonte au choix fait par Staline au début dès 1920 d’inclure des minorités arméniennes en territoire azerbaïdjanais. Ce choix a eu pour conséquence d’alimenter les haines nationales une fois l’Union Soviétique disparue. Ainsi, dès 1994, la minorité arménienne du Nagorno-Karabakh a expulsé les autorités de Bakou avec l’appui d’Erevan. Depuis lors, les deux pays s’engagent régulièrement dans des affrontements armés sans trouver d’issus définitifs au conflit.
La guerre débutée le 27 septembre marque tout de même un tournant important dans l’histoire du conflit. En effet, la Russie, traditionnelle médiatrice, se retrouve pour l’instant dans l’incapacité d’imposer un cessez-le-feu durable. Il en va de même du Groupe de Minsk composé de la Russie, des États-Unis et de la France. Ce tournant s’explique par le rôle nouveau que joue la Turquie dans la région.
Soutien de Bakou, celle-ci s’engage en effet pour la première fois directement dans le conflit. Ankara fournit ainsi du matériel militaire à son allié et met à disposition des unités combattantes issues de Syrie. Or, cet engagement direct s’explique en grande partie par des considérations énergétiques.
Il s’agit d’un changement majeur car lors des précédents conflits, l’énergie n’était abordée que comme une conséquence du conflit. Les affrontements armés pouvaient ainsi menacer les approvisionnements énergétiques dans la région. Pourtant, aujourd’hui, les rivalités énergétiques ne forment plus une conséquence mais en réalité la cause principale du conflit. On ne peut comprendre en effet l’implication turque et l’affaiblissement russe sans évoquer l’évolution des rapports de force énergétiques.
L’énergie au cœur des évolutions du conflit au Nagorno-Karabakh
Le changement de nature du conflit au Nagorno-Karabakh se justifie par une transformation importante des équilibres énergétiques dans la région. En effet, l’Azerbaïdjan s’est imposé ces dernières années comme un acteur essentiel des approvisionnements gaziers en direction de la Turquie. La mise en exploitation du projet gazier Shah Deniz II en 2018 a notamment permis de doubler les exportations azerbaidjanaises. Depuis l’an dernier, le pays fournit ainsi plus de 9 milliards de mètres cubes (mmc) de gaz à la Turquie.
Cette année, Bakou est même devenue le premier fournisseur de gaz pour Ankara, devant Moscou. Cette évolution est d’autant plus importante qu’elle s’accompagne d’un affaiblissement de la position russe sur la question du transit. L’inauguration du gazoduc transanatolien TANAP en 2017 a ainsi permis à l’Azerbaïdjan de contourner la Russie comme pays de transit. Il en va de même pour les exportations de pétrole du pays.
En passant par la Géorgie, ce gazoduc donne à l’axe Ankara-Bakou une plus grande marge de manœuvre face à Moscou. Dans ce contexte, on comprend mieux le soutien militaire turc à l’Azerbaïdjan. Passant parfois à quelques kilomètres des frontières arméniennes, le TANAP est en effet vulnérable aux attaques d’Erevan. Ankara fait donc du conflit au Nagorno-Karabakh un véritable enjeu de sécurité énergétique pour le pays.
L’énergie au cœur des rivalités entre Moscou et Ankara
En plus de la sécurité des approvisionnements, l’intervention turque peut être également interprétée sous l’angle de la relation russo-turque. En effet, le conflit du Nagorno-Karabakh intervient à seulement quelques mois de la renégociation des contrats gaziers avec Gazprom. Pour Ankara, il s’agit d’un enjeu majeur afin de diminuer le prix du gaz pour les consommateurs turcs. En décembre 2021, c’est ainsi plus de 8 mmc qui seront renégociés avec la compagnie russe.
Or, les contrats signés avec Gazprom ont été signés dans les années 80-90 dans des conditions radicalement différentes d’aujourd’hui. Etant de long-terme et indexés sur le prix du pétrole, ces contrats ne correspondent plus aux prix du marché. On estime aujourd’hui que la Turquie paye son gaz de Russie 20 % plus cher que l’Europe. Dans ces conditions, Ankara souhaite renégocier avec la Russie des contrats plus en adéquation avec les prix spot du marché.
La Turquie s’est donc lancée dans une politique de diversification de ses approvisionnements notamment vers l’Azerbaïdjan et le GNL. Gazprom a ainsi vu ses parts de marché s’effondrer, passant de 50 % en 2017 à 30 % aujourd’hui. De fait, la relation avec Bakou est devenue une pièce maîtresse dans le jeu d’Ankara face à Moscou. Tout affaiblissement de l’Azerbaïdjan signifierait dès lors un affaiblissement de la position turque à la table des négociations.
Ce soutien est d’autant plus important que la Turquie reste encore dépendante des importations de gaz au moins à court-terme. Le gisement géant découvert en mer noire ne sera en effet pas opérationnel avant au mieux 2023. Par conséquent, l’Azerbaïdjan restera un allié clé jusqu’à la mise en exploitation du champ. Néanmoins, cette découverte en mer noire renforce considérablement la position d’Ankara dans les prochaines négociations avec Moscou.
Derrière le conflit, l’ambition d’un hub gazier turc
L’un des enjeux majeurs de la renégociation des contrats gaziers russo-turcs sera de mettre fin aux clauses de destination. Ces clauses interdisent à l’acheteur de revendre le gaz non utilisé sur d’autres marchés. Cette interdiction est particulièrement problématique pour Ankara qui ambitionne de devenir un véritable hub gazier dans la région.
Pour atteindre cet objectif, la Turquie peut compter sur un certain nombre d’atouts. Premièrement, elle apparaît comme un pays sûr de transit pour le gaz russe vers l’Europe. Inauguré en fin d’année 2019, le TurkStream peut ainsi fournir au continent jusqu’à 31,5 mmc de gaz chaque année. Pour l’instant, ce gazoduc n’est relié à l’Europe que par la Bulgarie, mais une extension vers la Grèce est envisagée.
Cela donnerait au TurkStream la capacité de fournir les pays du Sud et de l’Est de l’Europe. Cette route est d’autant plus primordiale pour Moscou que son projet North Stream 2 apparaît aujourd’hui compromis. En outre, le transit par l’Ukraine et la Pologne est rendu difficile par des tensions géopolitiques. La Turquie représente dès lors une voie d’approvisionnement essentielle pour Moscou donnant à l’avenir une influence considérable à Ankara.
La Turquie est également engagée dans le projet TAP, le gazoduc trans-adriatique reliant l’Azerbaïdjan à l’Italie. Il s’agit en fait d’un nouveau gazoduc censé être opérationnel le mois prochain et adossé au gazoduc transanatolien (TANAP). Ankara a ici pour objectif de connecter le marché européen aux pays producteurs d’Asie centrale, essentiellement le Turkménistan. Le Nagorno-Karabakh étant situé à proximité, la Turquie ne peut donc pas se permettre d’abandonner son allié azerbaidjanais.
En outre, l’ambition d’être un hub explique l’opposition frontale d’Ankara au projet East Med qui relie Israël à la Grèce. En effet, ce projet vise à fournir du gaz méditerranéen et plus tard possiblement du Moyen-Orient en contournant la Turquie. La Libye, dont les eaux territoriales chevauchent le gazoduc, représente un pays clé pour Ankara. Comme au Nagorno-Karabakh, l’intervention turque en Libye s’explique ainsi en grande partie par des enjeux énergétiques.
L’ambition d’être un hub gazier entre l’Asie et l’Europe détermine donc largement la politique turque dans son environnement régional. Localisé à proximité du TANAP, le Nagorno-Karabakh est ainsi devenu un enjeu majeur pour le pays. En conséquence, l’énergie n’apparaît plus seulement comme une conséquence mais comme la cause principale du conflit en cours.