Interviews & Podcast réalisés par Charlotte de FRAMOND:
L’Europe se positionne de plus en plus comme un acteur majeur dans la course à l’énergie de fusion. Aux Champs-Élysées, dans les bureaux de Mackenzie, le chercheur associé Mathieu Dussieux détaille les opportunités du Vieux Continent. Selon lui, la forte demande énergétique annoncée pour 2050, combinée à la limitation des surfaces foncières, pousse l’Europe à miser sur cette solution. Plusieurs pays développent déjà des réacteurs expérimentaux et des infrastructures associées pour avancer rapidement. Pourtant, cette dynamique repose sur un maillage complexe entre recherche publique, entreprises privées et instances européennes.
Consolidation d’une Chaîne d’Approvisionnement
Les grandes nations européennes bénéficient d’un atout stratégique : leur savoir-faire industriel soutenu par des laboratoires publics. Au Royaume-Uni, le réacteur Jet, soutenu par un investissement significatif, maintient le record d’énergie brute générée. En France, l’implantation du tokamak ITER à Cadarache a catalysé un écosystème dédié, porté par Fusion for Energy, qui coordonne des acteurs variés. De l’Allemagne au sud de l’Europe, un réseau de sous-traitants fournit des aimants supraconducteurs, des structures thermorésistantes et des dispositifs de contrôle pointus. Selon Marc Lachaise, basé à Barcelone, plus de 6,7 milliards d’euros ont déjà été investis, mobilisant 645 entreprises et 70 laboratoires. Derrière chaque grand contrat, une multitude de sous-traitants se coordonnent, formant un tissu industriel capable de relever les défis technologiques.
Cette architecture logistique commence à s’élargir avec l’émergence de start-up prometteuses. En Allemagne, ProximaFusion et Marvel Fusion repoussent les frontières de la physique du plasma. En parallèle, certains acteurs européens s’implantent aux États-Unis, attirés par la disponibilité des capitaux. Toutefois, le Vieux Continent dispose d’une expertise forte en ordinateurs quantiques, que Mathieu Dussieux présente comme un pilier crucial pour l’optimisation des futurs réacteurs. L’espoir est de perfectionner la modélisation du plasma et le design des chambres de confinement, afin d’accélérer le passage de l’expérimentation à une production énergétique stable.
DEMO et la Collaboration Public-Privé
L’Europe n’entend pas s’arrêter avec ITER. En ligne de mire : DEMO, un tokamak destiné à produire 3 000 MW d’électricité autour de 2050. Des laboratoires publics et des géants industriels s’y préparent déjà, épaulés par des start-up spécialisées. Selon Alain Bécoulet, directeur adjoint d’ITER, la conception de ce réacteur électrogène sera assurée par un ou plusieurs consortiums industriels, travaillant de concert avec la communauté scientifique. De nombreux groupes privés, comme General Electric, Siemens ou Mitsubishi Heavy Industries, développent des composants adaptés à l’énergie de fusion. L’objectif est de maîtriser la conversion de la chaleur en électricité, l’autosuffisance en tritium et la résistance des matériaux sous de fortes contraintes neutroniques.
La coordination de ces projets s’inspire de modèles contractuels novateurs, tels que les contrats IPD (Integrated Project Delivery). Ils visent à aligner tous les partenaires vers un même but, réduisant les retards et favorisant une approche partagée du risque. Les succès de Procter & Gamble ou de certains chantiers olympiques démontrent que ces méthodes peuvent permettre d’économiser jusqu’à 30 % sur le budget global. En les adaptant à un secteur complexe comme l’énergie de fusion, on espère accélérer les cycles d’innovation et éviter les lourdes procédures de validation techniques.
Réglementation et Stratégie Commune
Au niveau institutionnel, l’énergie de fusion reste encore peu encadrée. Cyril Meyton, représentant de l’AFIA en Europe, déplore l’absence d’une politique énergétique claire sur ce sujet. Des signaux encourageants apparaissent cependant, comme lors du dernier G7, où l’énergie de fusion a fait l’objet d’un chapitre dédié. La Commission européenne commence aussi à se pencher sur des directives visant à soutenir le développement de cette énergie au sein du marché unique, tout en garantissant la sécurité et la compétitivité. La visite d’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, au Max Planck Institute en Bavière, illustre la volonté de donner un élan politique à la filière.
L’Europe profite par ailleurs d’un climat de collaboration internationale. La réunion ministérielle du Groupe mondial sur l’énergie de fusion, organisée à Rome le 6 novembre dernier, met en lumière la volonté de plusieurs pays d’avancer ensemble. Les discussions portent sur la mise en place de standards communs et sur la définition d’outils financiers favorisant les projets transnationaux. Les participants partagent l’idée d’une approche plus innovante et plus collaborative, refusant une compétition où l’opacité et le secret ralentiraient l’émergence de solutions concrètes. Chacun s’interroge sur l’équilibre à trouver entre la nécessaire émulation internationale et la recherche d’un cadre coopératif stable.
Enjeux pour la Prochaine Décennie
Les chantiers qui s’ouvrent dépassent largement la sphère purement scientifique. L’essor de l’énergie de fusion pourrait offrir une alternative bas carbone, adaptée à l’urbanisation croissante et à la pression démographique. Mais il dépendra aussi de la capacité des institutions européennes à fédérer les énergies publiques et privées. Entre la maîtrise des ordinateurs quantiques, la mise en place de circuits industriels solides et l’élaboration d’un cadre législatif moderne, l’Europe semble posséder des cartes maîtresses. Reste à savoir si elle saura les jouer de manière suffisamment rapide et concertée pour tirer parti de cet atout unique, dans un contexte mondial en pleine recomposition.