Le marché du carbone albertain traverse une période de turbulences sans précédent avec des prix qui ont chuté de plus de 55% en glissement annuel. Les crédits du système Technology Innovation and Emissions Reduction (TIER) s’échangent désormais autour de 24,50 dollars canadiens par tonne de CO2 équivalent, contre 55 dollars à la même période l’année dernière. Cette dégringolade reflète un déséquilibre structurel entre une offre pléthorique et une demande insuffisante qui pourrait compromettre l’équivalence du système avec les standards fédéraux. Les participants du marché estiment que l’inventaire accumulé représente environ trois années de consommation normale, une situation qui découle en partie de la transition entre l’ancien système Carbon Competitiveness Incentives Regulation et le programme TIER actuel.
Un oversupply structurel qui défie les mécanismes de marché
Les 164,7 mégatonnes d’émissions réglementées en 2023 marquent une augmentation de 3% par rapport à l’année précédente, le niveau le plus élevé depuis l’entrée en vigueur du programme. Les installations réglementées ont utilisé un nombre record de crédits pour leur conformité, avec 7,2 millions de crédits compensatoires et 4,1 millions de crédits de performance d’émissions soumis lors de la dernière période. Malgré cette utilisation accrue, l’oversupply persiste depuis maintenant douze mois consécutifs, créant ce qu’un trader qualifie de « problème persistant » pour la stabilité du marché. Le gouvernement albertain ne dispose d’aucun mécanisme pour retirer ou réintroduire des crédits selon les conditions du marché, laissant les forces de l’offre et de la demande opérer sans intervention régulatrice.
La limite d’utilisation des crédits pour la conformité augmentera progressivement de 70% en 2024 à 80% en 2025, puis 90% à partir de 2026. Cette expansion devrait théoriquement stimuler la demande, mais les projections actuelles suggèrent que le marché ne retrouvera son équilibre qu’à la fin de la décennie. Les crédits ont désormais une durée de vie réduite à cinq ans, contre huit à neuf ans auparavant, une mesure destinée à encourager leur utilisation rapide et maintenir un marché actif.
Les projets de séquestration du carbone menacent d’aggraver le déséquilibre
L’Alberta a accordé des accords d’évaluation d’espace poreux à 25 projets majeurs de capture et stockage du carbone (CCUS) qui pourraient séquestrer entre 50 et 60 millions de tonnes de CO2 par année une fois opérationnels. Ces projets, prévus pour entrer en service entre 2024 et 2030, généreraient potentiellement un volume de crédits plusieurs fois supérieur à la demande anticipée des installations réglementées sous TIER. Le système a introduit deux nouveaux types de crédits pour faciliter ces projets : les crédits de séquestration et les tonnes de reconnaissance de capture, qui peuvent être utilisés à la fois sous TIER et les Clean Fuel Regulations fédérales.
Les secteurs les plus émetteurs incluent la production d’électricité in situ avec 35,9 mégatonnes, les sables bitumineux avec 35,8 mégatonnes, et les centrales au charbon avec 20,1 mégatonnes. Pour les opérations de sables bitumineux, le taux de resserrement annuel passera à 4% en 2029 et 2030, contre 2% pour les autres secteurs. Cette différenciation sectorielle vise à accélérer la décarbonisation des activités les plus intensives en carbone de la province.
La confrontation avec Ottawa menace la stabilité réglementaire
Le gouvernement albertain a gelé son prix du carbone industriel à 95 dollars canadiens par tonne le 12 mai, invoquant des pressions économiques incluant les tarifs américains sur l’énergie canadienne. Cette décision crée un écart croissant avec le prix fédéral qui doit atteindre 170 dollars d’ici 2030, augmentant de 15 dollars annuellement. La première ministre Danielle Smith s’oppose ouvertement aux politiques climatiques fédérales, notamment le plafond proposé sur les émissions du secteur pétrolier et gazier et les Clean Electricity Regulations.
La revue d’équivalence prévue en décembre 2026 représente un point d’inflexion critique pour le marché. Si le gouvernement fédéral détermine que le système albertain ne respecte plus les critères d’équivalence, particulièrement en termes de rigueur tarifaire et de couverture des émissions, il pourrait imposer le système fédéral de tarification du carbone. Un tel scénario provoquerait une hausse brutale des prix vers le niveau fédéral de 95 dollars, représentant une augmentation de près de 300% par rapport aux niveaux actuels.
Les mécanismes de conformité offrent une flexibilité limitée
Les installations réglementées disposent de cinq options pour respecter leurs obligations : les réductions sur site, les crédits de performance d’émissions générés par des installations surperformantes, les crédits compensatoires provenant de projets approuvés, les crédits de séquestration pour les projets CCUS, et le paiement au fonds TIER. Le programme Cost Containment offre un allègement aux installations où les coûts de conformité dépassent 3% des ventes ou 10% des profits, un mécanisme conçu pour protéger la compétitivité industrielle.
Depuis 2007, plus de 67 millions de crédits compensatoires ont été retirés pour les obligations de conformité en Alberta, avec 24 millions supplémentaires disponibles sur le marché. Les crédits proviennent principalement de la gestion agricole, de la production d’énergie renouvelable, du CCUS et des réductions de méthane provenant des dispositifs pneumatiques. Plus de 400 projets de compensation carbone ont été enregistrés et 18 protocoles différents sont disponibles pour générer des crédits.
Les transactions s’effectuent via deux registres distincts : l’Alberta Emission Performance Credit Registry pour les EPCs et l’Alberta Emissions Offset Registry pour les crédits compensatoires. ICE Futures offre également des contrats à terme sur les EPCs, ajoutant une dimension de couverture financière au marché physique. Les évaluations quotidiennes suivent des spécifications strictes avec des volumes de 20 000 à 100 000 tonnes métriques de CO2 équivalent et un timestamp de 16h00 heure centrale.
Les participants anticipent que les prix pourraient rebondir si des changements réglementaires agressifs sont évités et si la demande augmente conformément aux projections. Cependant, l’incertitude politique entourant les élections fédérales de 2025 et la possibilité d’un changement de gouvernement ajoutent une volatilité supplémentaire aux perspectives du marché. Un gouvernement conservateur pourrait réviser ou annuler plusieurs politiques climatiques clés, modifiant fondamentalement la dynamique de l’offre et de la demande pour les crédits albertains.