L’accord pétrolier EAU-Israël constitue-t-il un tournant stratégique au Moyen-Orient ? C’est en tout cas la question qui se pose après la normalisation historique des liens entre les deux pays. Le gouvernement israélien vient effectivement d’annoncer l’ouverture avec Dubaï de discussions concernant l’utilisation d’un oléoduc commun (l’Europe Asia Pipeline). Celui-ci relie le port d’Eilat, en mer Rouge, à Ashkelon, en Méditerranée, contournant ainsi le canal de Suez.
Doté d’une capacité de 600 000 barils/jour, ce pipeline servira principalement à acheminer du brut du Moyen-Orient vers l’Europe. Il sera cogéré par la compagnie d’État israélienne EAPC et la compagnie émiratie MED-RED Land Bridge. Fonctionnant dans les deux sens, l’oléoduc pourra transporter également du brut d’Asie centrale et d’Europe vers l’océan indien. Si ce projet venait à se concrétiser, il pourrait ainsi devenir une route pétrolière majeure dans les années à venir.
L’importance stratégique de l’accord pétrolier EAU-Israël
L’annonce des discussions sur le pipeline Eilat-Ashkelon a entraîné une onde de choc au Moyen-Orient. La question des routes d’approvisionnement du pétrole est en effet centrale dans une région toujours très dépendante des exportations d’hydrocarbures. Plusieurs facteurs expliquent l’importance stratégique de cette nouvelle route.
La vulnérabilité du canal de Suez
Le premier facteur tient aux vulnérabilités rencontrées par la route du canal de Suez et son oléoduc, le SUMED. Du fait de son manque de profondeur, le canal est effectivement incapable de faire naviguer les supertankers dits VLCC. Ces derniers peuvent charger environ 2 millions de barils soit deux fois plus que le maximum autorisé sur cette route. En conséquence, les transporteurs de brut doivent utiliser deux navires au lieu d’un seul VLCC engendrant des coûts supplémentaires.
Ils peuvent également faire transporter leur brut via le SUMMED pipeline construit parallèlement au canal de Suez. Le problème réside néanmoins dans la capacité limitée de l’oléoduc qui ne peut accueillir que 2,34 millions de barils/jour. Cela ne représente guère que 40 % des flux pétroliers traversant le canal. Avec la hausse du trafic, on peut donc s’attendre à un engorgement rapide de cette route dans les prochaines années.
Or, il faut rappeler que le canal de Suez représente la troisième route pétrolière de transit au monde. C’est ainsi près de 6 millions de barils qui sont transportés chaque jour par cette voie. Dès lors, l’oléoduc EAU-Israël constitue une alternative intéressante pour permettre notamment l’usage des VLCC et désengorger le trafic.
Un conflit d’influence avec la Turquie
L’accord pétrolier EAU-Israël doit être aussi perçu comme une stratégie d’influence des deux pays sur la scène régionale. Pour le gouvernement israélien, l’accord entrevoit ainsi la possibilité de faire du pays une zone de transit vers l’Europe. Dans cette optique, Tel-Aviv ambitionne de devenir un hub pétro-gazier et ce afin d’augmenter sa capacité d’influence dans la région. Cette ambition est d’ailleurs partagée par la Turquie qui fait figure de grande perdante du rapprochement entre Dubaï et Tel-Aviv.
Pour les Émiratis, en effet, l’accord pétrolier sert à contrer l’influence turque sur le transit vers l’Europe. Dubaï espère ainsi concurrencer la route Kirkouk-Ceyhan qui fait transiter 500 000 barils/jour de brut irakien par la Turquie. Les EAU ont également l’ambition de livrer du gaz à l’Europe via une extension du gazoduc EastMed. Cela pourrait permettre de valoriser les immenses découvertes de gaz faites récemment par Dubaï dans son champ de Jebel Ali.
À cet instant, cependant, ce projet gazier n’a guère dépassé le stade des simples discussions. Néanmoins, il pourrait constituer un élément important dans la future relation entre les gouvernements israélien et émirati.
Les incertitudes de l’accord pétrolier EAU-Israël
Par certains aspects, l’accord pétrolier EAU-Israël est très ambitieux et ne se limite pas au seul secteur du pétrole. Pourtant, des zones d’ombre demeurent mettant en doute la véritable portée stratégique de l’accord.
Le manque de transparence du projet
Une des premières interrogations du projet concerne son relatif manque de transparence. En effet, le gouvernement israélien s’est toujours refusé à publier des informations sur l’état physique et financier de l’oléoduc. Cela tient au caractère particulier du pipeline Eilat-Ashkelon qui fut conçu au départ comme un projet commun avec l’Iran. Après la révolution islamique de 1979, il fut nationalisé unilatéralement par Israël créant un contentieux juridique entre les deux pays.
Depuis lors, on ne sait absolument rien des compagnies qui utilisent l’oléoduc. Ce manque de transparence est particulièrement problématique pour les investisseurs, notamment en cas de sinistre environnemental. Rappelons qu’en 2014, cet oléoduc fut responsable de la pire catastrophe écologique de l’histoire d’Israël. L’absence de transparence pourrait ainsi considérablement réduire l’intérêt des investisseurs pour ce projet.
Les incertitudes issues de la géopolitique régionale
Une autre interrogation concerne les effets géopolitiques de l’accord pétrolier EAU-Israël. En effet, en contournant le canal de Suez, le projet d’accord a provoqué l’ire de l’Égypte. Pour Le Caire, il s’agit d’un enjeu crucial pour ses finances publiques et son statut dans la région. Dans ces conditions, il n’est pas impossible que les EAU et Israël limitent leurs ambitions afin de satisfaire les égyptiens.
De même, cet accord ne règle absolument pas les problèmes de transit dans les détroits d’Hormuz et de Bab-el-Mandeb. Les rivalités avec l’Iran et l’instabilité au Yémen seront donc toujours des obstacles importants aux exportations émiraties vers l’Europe. La solution serait dès lors d’utiliser l’oléoduc Est-Ouest qui traverse l’Arabie saoudite jusqu’à la mer Rouge. Cela dépendra néanmoins des capacités du pipeline ainsi que de la reconnaissance de l’État d’Israël par Riyad.
Il est donc encore trop tôt pour dire si l’accord pétrolier EAU-Israël constitue une véritable révolution géopolitique. Afin qu’elle le soit, le pipeline devra sans doute s’étendre vers les pays du Golfe. Dans les faits, la portée du projet dépendra ainsi en grande partie de l’attitude de l’État saoudien vis-à-vis d’Israël.