Dimanche 05 juin 2022, un navire FPSO Energean est entré dans la zone maritime disputée par le Liban et Israël, provoquant une crise politique. L’exploitation du champ Karish, ainsi que l’exploration du potentiel gazier de la zone, sont un enjeu majeur pour la région. En pleine explosion de la demande gazière européenne, les deux pays négocient depuis leur frontière maritime, un différend vieux de plusieurs dizaines d’années.
Le Liban et Israël négocient leur frontière maritime
L’arrivée du navire Energean en vue d’exploiter Karish a ravivé la dispute des eaux territoriales entre Israël et le Liban. Ainsi, le Liban a déclaré considérer toute activité d’exploitation dans la zone discutée comme un acte d’agression et de provocation. Dans ces conditions, les deux pays ont accepté la médiation américaine afin de trouver un compromis et fixer leur frontière.
Le diplomate américain Amos Hochstein, arrivé le 13 juin, est l’envoyé spécial et coordinateur des affaires énergétiques internationales. Il est chargé de la médiation pour la question de la frontière maritime israélo-libanaise, c’est-à-dire qu’il supervise les négociations indirectes. L’objectif est d’éviter l’escalade des tensions entre les deux pays, qui sont toujours officiellement en guerre.
Ce cadre a également vocation à éviter l’intervention du groupe armé Hezbollah, force politique majeure du Liban. L’organisation est fermement opposée à Israël, qu’elle menace de représailles contre toute activité d’exploitation dans la zone contestée. Bien que le groupe s’aligne officiellement sur le gouvernement libanais, des antécédents belliqueux poussent les Etats à négocier pacifiquement.
Quelles sont les positions officielles des deux parties ?
Israël revendique la souveraineté totale sur le champ gazier de Karish. Pour cela, l’Etat s’appuie sur les revendications officielles libanaises transmises à l’ONU en 2011, délimitées par la ligne 23. Le Liban conserverait néanmoins la majorité du champ Qana, dont le potentiel est en cours d’exploration.
De son côté, Beyrouth a annoncé une revendication maximaliste allant jusqu’à la ligne 29, englobant ainsi le champ Karish. Cette position est néanmoins une position de négociation, et non un objectif en soi, car l’argumentaire est trop fragile. Selon Reuters, Michel Aoun pourrait ainsi espérer « la ligne 23 et un peu plus »
Le Liban en position de faiblesse ?
Le Liban semble le plus dépendant de l’issue des négociations, car le pays fait face à une crise sans précédent. Israël n’est toutefois pas en reste, l’exploitation gazière de la zone représentant un enjeu économique colossal.
De fait, le bilan de l’année 2021 est accablant pour Beyrouth. Ainsi, plus de la moitié de la population a vécu sous le seuil de pauvreté l’an passé. Le ratio dette/PIB a également atteint 180,7%, alors que la livre libanaise a perdu 85% de sa valeur entre 2019 et 2021.
Or, selon Energean, le champ Karish aurait une capacité approchant 4.e-17 Gm³ de gaz. Il est donc primordial pour Israël, qui mise sur les exportations de gaz depuis plusieurs années. Au bord du naufrage économique, le Liban s’attache également aux zones d’exploration restantes, comme Qana et le bloc 9.
Les négociations stagnent depuis 2010
Ce n’est pas le premier essai de négociations autour de la frontière maritime des deux pays. Ainsi, après la découverte de gisements en 2010, des discussions avaient déjà été engagées sous médiation américaine. À l’époque, Israël revendiquait une frontière s’arrêtant à la ligne 1, alors que le Liban la plaçait à la ligne 23.
La revendication d’Israël reposait sur l’accord signé en 2007 par Chypre et le Liban concernant leurs zones économiques exclusives (ZEE). Cependant, cet accord n’a jamais été ratifié par Beyrouth, à cause d’une erreur de calcul. Frederic Hof avait alors proposé une solution attribuant 55% de la zone au Liban : la ligne Hof, refusée par les deux parties.
Reprises en octobre 2020 après 8 ans de statu quo, les négociations ont de nouveau échoué après seulement deux mois. Elles ont néanmoins donné naissance à l’accord-cadre selon lequel les Nations-Unies et les Etats-Unis encadrent les discussions indirectes. En outre, le Liban a étendu à ce moment-là ses revendications à la ligne 29, qui englobe Karish. Israël a alors répondu en repoussant la frontière réclamée vers le nord, jusqu’au niveau de la ville de Saïda.
Or, cette fois, les négociations sont plus que jamais tendues par le contexte et les enjeux internationaux de son issue. De fait, l’invasion russe de l’Ukraine, les sanctions européennes, l’inflation des prix de l’énergie… sont autant de facteurs favorisant l’expansion rapide des exportations de gaz naturel.
Comment Israël pourrait devenir un hub gazier
Le contexte mondial actuel ravive la concurrence historique qui existe dans la région pour la première place sur le marché gazier. De fait, l’Egypte et Israël sont les deux pays ayant le potentiel de devenir des hubs gaziers dans la région. La capacité de production représentée par les champs situés dans les eaux contestées prennent dès lors une autre importance.
Israël contrôle déjà plusieurs champs gaziers, comme Léviathan, qui représente 620 mmc de gaz à lui seul. De plus, l’exploitation du champ Karish lui conférerait une force de production gazière très importante. Un futur pipeline passant par Chypre lui permettrait ainsi d’exporter massivement vers la Turquie et l’Europe.
De son côté, l’Egypte concurrence Israël pour devenir un hub gazier, notamment grâce à ses usines de liquéfaction. En 2015, le pays a aussi découvert Zohr, le plus grand champ gazier jamais découvert en Méditerranée. Selon les estimations, l’Egypte pourrait ainsi détenir jusqu’à 75,5 trilliards de pieds cube de gaz.
La répartition du marché entre Egypte et Israël bouleversé ?
Or, la compétition entre les deux hubs potentiels est rude et l’équilibre a souvent varié dans les dernières années. Le même pipeline a ainsi transporté du gaz égyptien importé par Israël, puis du gaz israélien importé par l’Egypte. La demande domestique égyptienne a de fait explosé, et est supérieure à sa production depuis 2014.
De son côté, l’Union européenne soutient la formation d’un hub autour de l’Egypte. Elle souhaite ainsi réduire sa dépendance à la Russie tout en évitant les instabilités politiques israéliennes. Cela lui permettrait également de profiter du cadre légal clair et des infrastructures égyptiennes déjà existantes.
Elle a par ailleurs a signé un accord avec Israël et l’Egypte mercredi 15, dans un effort de remplacement des hydrocarbures russes. Elle s’approvisionnera désormais en gaz naturel israélien, liquéfié et transporté par les infrastructures égyptiennes. Le Liban a signé quant à lui un accord avec l’Egypte, dont il importera du gaz pour pallier partiellement les coupures de courant constantes.
Dans ce contexte, pour Israël, l’enjeu économique des négociations avec le Liban dépasse ses frontières nationales. En concurrence directe avec l’Egypte pour devenir un hub énergétique mondial, majeur pour l’Europe, les ressources de la zone disputée lui sont primordiales. Or, le pays devra concilier ces enjeux et les intérêts nationaux de Beyrouth, notamment face à la détermination d’Hezbollah.