Le marché gazier européen évolue avec un plancher de prix soutenu par le remplissage des stockages et par la flexibilité de la chaîne de liquefied natural gas (LNG, gaz naturel liquéfié). Le Title Transfer Facility (TTF, plateforme néerlandaise de négoce) reflète cette dynamique: la courbe conserve une zone de soutien autour d’environ 30 €/MWh, cohérente avec des injections encore actives et des flux LNG abondants. Les spreads transatlantiques, mesurés face à l’indice Argus Northeast Asia delivered ex-ship (ANEA, indice Asie du Nord-Est), ont orienté les cargaisons vers l’Europe la majeure partie de l’été. La faiblesse de la demande industrielle européenne et l’absence d’élan structurel côté consommation renforcent cet équilibre par l’offre.
Arbitrages LNG et courbes à terme
Le marché spot est resté encadré: au comptant, les fourchettes de prix ont évolué dans un corridor étroit, tandis que la courbe à terme s’est tassée avec l’anticipation d’une offre supplémentaire à partir de nouveaux trains de liquéfaction. Les différentiels de rentabilité ont, en règle générale, favorisé les déchargements en Europe plutôt qu’en Asie, sauf brève exception estivale. Les importations européennes de LNG ont rebondi à 32,9 billion cubic meters (Bcm, milliards de mètres cubes) au troisième trimestre, niveau proche des années 2022 et 2023. Les arrivages en provenance des États-Unis sont demeurés élevés, portés par une hausse de la production nord-américaine et par la réorientation de cargaisons non absorbées en Asie.
Les mises en service et ramp-ups soutiennent la disponibilité: Plaquemines, avec une capacité nominale de 20 million tonnes per annum (Mtpa, millions de tonnes par an), a augmenté ses volumes grâce à l’activation progressive de blocs supplémentaires; Corpus Christi (phase Stage 3) a ajouté un train en août, avec un autre prévu d’ici fin d’année; LNG Canada accélère la montée en puissance de son deuxième train. Golden Pass demeure attendu entre la fin de l’année et le début de l’année suivante. Les décisions d’investissement (final investment decision – FID, décision finale d’investissement) se sont multipliées sur la côte américaine, renforçant la perspective d’un surplus structurel de liquéfaction sur 2026-2030.
Flux gaziers en Europe et contraintes d’infrastructure
Côté gazoducs, la marge de hausse demeure limitée. Les volumes russes livrés via Turkish Stream aux acheteurs d’Europe centrale et balkanique se sont établis à 4,5 Bcm au troisième trimestre, proches d’un débit de 49 million cubic meters per day (MMcm/d, millions de mètres cubes par jour), voisin de la capacité frontalière de 54 MMcm/d. Les flux norvégiens ont retrouvé un niveau moyen de 311 MMcm/d avec une possibilité de montée vers 345 MMcm/d en hiver, en ligne avec les trajectoires publiées par le Norwegian Offshore Directorate (NOD, direction norvégienne du plateau continental) et les Urgent Market Messages (UMM, notifications de marché urgentes). Depuis l’Afrique du Nord, les envois sont restés globalement stables sur le trimestre, avec un potentiel de saisonnalité haussière limitée. Le Trans Adriatic Pipeline (TAP, gazoduc transadriatique) a fonctionné proche de sa capacité, réduisant la flexibilité additionnelle.
La regazéification européenne continue d’augmenter au rythme des projets, même si certaines extensions ont pris du retard administratif ou technique. De nouvelles capacités doivent s’ajouter en Belgique et aux Pays-Bas d’ici mi-2026, des terminaux onshore en Allemagne suivront, tandis que la Floating Storage and Regasification Unit (FSRU, unité flottante de stockage et de regazéification) de Krk en Croatie accroît ses capacités en deux temps. À l’horizon juillet 2026, la capacité d’import LNG de l’UE-27 et du Royaume-Uni atteindrait environ 286 Bcm par an, contre 207 Bcm au début de 2022, améliorant l’aptitude du système à absorber les volumes mondiaux.
Stockage, règles européennes et trajectoire d’équilibre
Au 30 septembre, les stocks de l’UE-27 affichaient 88 Bcm, soit environ 83 % de remplissage, en deçà de l’objectif de 90 % qui peut désormais être atteint entre le 1er octobre et le 1er décembre. Le mécanisme de flexibilité autorise une réduction de 10 points en cas de conditions difficiles, avec un abaissement additionnel de 5 points à la main de la Commission en contexte défavorable. Au regard des injections nécessaires (environ 7,4 Bcm supplémentaires pour viser 90 %), la probabilité d’un objectif agrégé strictement atteint reste faible, et un début d’hiver légèrement au-dessus de 90 Bcm paraît plus vraisemblable. Ces niveaux initiaux conditionnent l’ampleur des soutirages hivernaux et, par ricochet, la tension du cycle de réinjection à l’été prochain.
Le cadre réglementaire évolue également sur le front russe: le processus européen pour mettre fin aux contrats de long terme sur gazoducs et LNG d’ici 2028 se poursuit, tandis qu’un paquet de sanctions propose une interdiction complète des importations de LNG russe dès 2027. Ces orientations, portées notamment par la Haute Représentante Kaja Kallas, resserrent la dépendance potentielle et accroissent l’importance de la flexibilité LNG non russe. L’effet de ces jalons dépendra toutefois du calendrier d’entrée en vigueur et du niveau de concurrence pour les cargaisons en période de pointe.
Demande, production d’électricité et signal prix
La demande européenne est restée modérée: hors aléas de température, l’industrie n’affiche pas de reprise structurelle et demeure environ 20 Bcm sous son niveau de 2021 sur douze mois glissants. Le Purchasing Managers’ Index (PMI, indice des directeurs d’achats) manufacturier a replongé sous 50 en septembre, signe de contraction, et les perspectives de croissance de la zone euro demeurent modestes. Dans l’électricité, le gaz a représenté près de 15,3 % de la production sur le trimestre, une part contenue par la bonne disponibilité nucléaire en France et par l’expansion des renouvelables, malgré des épisodes où la faiblesse conjointe de l’hydraulique et du vent a rappelé le rôle d’équilibrage des centrales à gaz.
Pour l’hiver, les scénarios saisonniers signalent des températures supérieures aux normales, surtout au nord du continent, avec des précipitations susceptibles de soutenir l’hydro. Dans cette configuration, la demande gazière résidentielle-tertiaire pourrait s’établir en deçà de l’hiver précédent, réduisant les soutirages et maintenant la pression baissière sur la courbe d’été. À l’inverse, une séquence froide prolongée ou des épisodes étendus de faible production éolienne remettraient sous tension la balance et renforceraient l’appel au LNG sur l’Atlantique.
Ce que surveille le marché
Trois pivots orientent le signal prix: le rythme de ramp-up des trains nord-américains et canadiens, la profondeur des soutirages hivernaux en Europe au regard d’un départ de saison sous les deux dernières années, et l’arbitrage Europe/Asie mesuré par ANEA face aux coûts de chaîne américaine. Un hiver doux conjugué à des ajouts de liquéfaction stabiliserait la pente baissière des courbes d’été 2026 et 2027. Un hiver froid en hémisphère nord, accompagné d’une concurrence accrue en Asie, déplacerait l’équilibre et soutiendrait la prime de risque sur le TTF.