Dans l’extrême-nord de la Colombie, la construction d’éoliennes sème la zizanie et l’inquiétude chez les communautés indigènes Wayuu de cette région semi-désertique, nouvel eldorado des énergies renouvelables.
En 2016, les entreprises portugaise EDPR et italienne ENEL demandent à la famille Jusayu l’autorisation de construire un parc éolien et une route d’accès à un autre parc sur leur petit territoire de ce département de La Guajira. La famille Jusayu, éleveurs de chèvres, refuse, suscitant en retour une campagne de harcèlement qui fera un mort, plusieurs blessés et 34 déplacés, accuse-t-elle.
Deux parcs éoliens ont pour l’instant vu le jour sur cette péninsule semi-désertique de la côte Caraïbe battue par les vents et chaude comme un four, où l’électricité et l’eau potable sont rares. Car dans le cadre d’un vaste plan de transition énergétique, où l’énergie solaire et éolienne représenterait 8% de l’offre nationale, le gouvernement du président Gustavo Petro ambitionne de faire de La Guajira une « capitale mondiale de l’énergie verte ».
Si l’éolien ne compte actuellement que pour 0,1% de la production, loin derrière l’hydroélectrique (68,3%) et le thermique (30,7%), 57 parcs, soit environ 3.000 éoliennes, doivent être construits ces dix prochaines années en Colombie. Un investissement de plus de 15 milliards de dollars.
Pression et « tragédie »
Frontalière du Venezuela, La Guajira est le territoire ancestral des indigènes Wayuu, dont près de 600 communautés seront impactées par les futures éoliennes, selon les projections d’Indepaz. Pour le groupe de réflexion, pas de doute, le peuple Wayuu cède son territoire sur fond de « tromperie » et d’accords « irréguliers ». Dans un pays alimenté pour l’essentiel par des barrages hydroélectriques, l’énergie éolienne sera exportée et « La Guajira ne verra pas un seul kilowatt qu’elle produit », s’alarme Joanna Barney, chercheuse à Indepaz.
Le patriarche de la famille Jusayu, Moisés, raconte dans une plainte au pénal contre ENEL et ERPD comment le 18 février 2018 il a été victime d’une agression à la machette, dans son village, sur le chantier du parc de Windpeshi. Selon sa fille Elba, les pressions exercées par les entreprises pour obtenir les permis sont responsables d’une « tragédie » familiale aux allures de telenovelas.
Les deux entreprises auraient offert des « richesses » au frère cadet de Moisés pour tenter de le convaincre. La rivalité a dégénéré en violences intrafamiliales : un neveu de la famille a été tué, Moisés a dû s’enfuir de chez lui avec sa famille. A son retour, son cadet l’avait supplanté en tant qu’autorité indigène, autorisant les travaux de construction.
La famille est depuis lors retournée à Wimpedshi et a démarré une nouvelle exploitation. Mais les menaces ont continué, l’un des fils affirmant même avoir été attaqué par balles par des agresseurs « portant des uniformes d’ENEL Green Power ». Consultée par l’AFP, ENEL affirme qu' »en aucun cas des travailleurs de l’entreprise n’ont attenté à la vie d’un membre de la communauté Wayuu » et que la terre des Jusayu « ne fait pas partie de la zone d’influence directe » du parc de Windpeshi. EDPR n’a pas répondu à l’AFP.
« Manque de conseils »
Dans l’un des deux parcs de La Guajira exploité depuis début 2022 par ISAGEN, filiale de la société canadienne Brookfield, 14 éoliennes coupent le vent du désert. À quelques mètres de là, la plupart des habitations des Wayuu n’ont pas d’électricité. « On se réveille en regardant nos nouveaux voisins. C’est étrange parce qu’on a toujours grandi entouré de végétation », raconte Luis Iguaran, enseignant à Lanshalia, la seule communauté voisine à disposer de l’électricité. « Les animaux ne peuvent plus paître », regrette-t-il, Indepaz enregistrant une diminution de 50% de la population caprine lors des cinq premiers mois d’exploitation.
Avant d’ériger les éoliennes, la société a mené une « consultation préalable » auprès des communautés locales et accepté de financer des « projets productifs » en échange de l’utilisation des terres pendant 30 ans, explique Mme Barney. Celle de Lanshalia a acté des panneaux solaires et 20.000 litres d’eau potable par mois. Une quantité néanmoins « insuffisante » pour dix familles, selon M. Iguaran.
L’entreprise affirme à l’AFP avoir respecté les termes de la consultation, approuvée par l’autorité environnementale locale. Mais le professeur regrette lui d’avoir « manqué de conseils » qui auraient permis de négocier de « meilleures conditions ». « Sur le papier, elles semblent généreuses : ENEL offre 1 milliard (de pesos colombiens) par an », soit 220.000 dollars. « Mais il y a 19 communautés et chacune peut compter entre 40 et 80 personnes », déplore-t-elle, ce qui ne fait au minimum que 55.000 pesos par mois (12 dollars) et par personne.