La constitution d’un hub gazier fait figure depuis plusieurs années de principale ligne directrice de la politique étrangère turque. Ankara compte en effet s’appuyer sur cette stratégie afin de réduire sa dépendance extérieure et accroître son influence géopolitique. Le pays dépend effectivement à 99 % des importations étrangères pour son approvisionnement en gaz. Bien qu’en baisse, la facture énergétique a ainsi coûté plus de 40 milliards de dollars à Ankara en 2019.
En outre, cette dépendance aux importations affaiblit la position de la Turquie vis-à-vis de ses fournisseurs. Ce dernier point est fondamental car la politique gazière turque pèse fortement sur sa relation avec son environnement régional. De la guerre au Caucase aux tensions en Méditerranée, la question gazière conditionne ainsi largement l’attitude de la Turquie. Dans ces conditions, jusqu’où la Turquie peut-elle aller pour devenir un hub gazier ?
L’importance de la renégociation des contrats pour la constitution d’un hub gazier
Afin de devenir un hub gazier, la Turquie devra lever un certain nombre d’obstacles entravant les échanges de gaz. Le premier d’entre eux concerne la part importante des contrats rigides de long-terme indexés sur les prix du pétrole. Ces contrats sont problématiques pour Ankara, car ils ne s’appuient pas sur le marché du gaz mais celui du pétrole. En conséquence, ils empêchent la formation d’un véritable marché spot, condition pourtant essentielle à l’avènement d’un hub gazier.
En outre, ces contrats sont souvent assortis d’une clause de destination interdisant les opérateurs turcs à revendre leur gaz. Dans ces conditions, la Turquie compte énormément sur les prochaines renégociations des contrats gaziers en 2021. Ce sont ainsi plus de 16 mmc de contrats gaziers qui vont être remis en jeu l’an prochain. Parmi eux, on trouve deux contrats réalisés avec Gazprom et le contrat gazier liant la Turquie à l’Azerbaïdjan.
À l’heure actuelle, Ankara se retrouve en position de force dans les négociations. Pour l’Azerbaïdjan, on voit mal le pays s’opposer à la Turquie après son appui décisif dans la guerre au Haut-Karabakh. Pour Gazprom, Ankara a fortement réduit sa dépendance, la Russie n’étant plus le premier fournisseur de gaz à la Turquie. Cette évolution s’explique par l’augmentation des importations venant d’Azerbaïdjan après la mise en service du gazoduc TANAP en 2019.
De même, les Turcs ont massivement investi dans leurs capacités de regazéification stimulant ainsi les importations de GNL. Enfin, la Turquie peut s’appuyer sur ses découvertes en mer Noire afin de peser davantage dans les négociations. Avec des réserves estimées à 405 mmc, le champ de Sakarya pourrait même équilibrer la balance énergétique du pays. Dans ce contexte, Ankara possède des atouts considérables lui permettant de négocier favorablement des contrats plus attractifs envers ses fournisseurs.
L’impact de la constitution d’un hub gazier turc sur le conflit au Haut-Karabakh
L’année 2021 sera donc décisive pour la Turquie et son ambition de devenir un hub gazier régional. L’attitude agressive du pays dans son environnement doit être d’ailleurs vue à l’aune de cette ambition. En effet, Ankara a soutenu Bakou contre Erevan en grande partie en raison des enjeux gaziers. Ainsi, l’Azerbaïdjan joue un rôle primordial dans la politique de diversification des fournisseurs pour la Turquie.
En plus de réduire la dépendance au gaz russe, Bakou renforce également Ankara comme territoire de transit vers l’Europe. Accueillant déjà le Turkstream, la Turquie se retrouve aussi au cœur du projet South Gas Corridor (SGC). Le SGC est une route d’approvisionnement en gaz reliant l’Azerbaïdjan à l’Italie via les gazoducs transanatolien (TANAP) et trans-adriatique (TAP). Protéger cette route est considéré comme un impératif stratégique en Turquie d’où le soutien militaire conséquent apporté à Bakou.
Dans ces conditions, la signature du cessez-le-feu au Haut-Karabakh représente une victoire majeure pour Ankara. Dorénavant, c’est elle qui co-dirige sur le terrain, avec Moscou, l’application de l’accord du 10 novembre. La capitulation arménienne renforce également la sécurisation des gazoducs ciblés lors du conflit. Ankara a pu dès lors démontrer qu’elle est un acteur incontournable du transit du gaz dans la région.
La constitution d’un hub gazier turc en Méditerranée ?
Comme le Caucase, la Méditerranée représente un espace clé dans la stratégie turque de constitution d’un hub gazier. Depuis la découverte d’immenses réserves de gaz en Méditerranée orientale, Ankara poursuit en réalité un double objectif. D’une part, elle tente de mettre la main sur des réserves situées dans les eaux territoriales grecques et chypriotes. D’autre part, elle s’efforce d’empêcher l’avènement d’une route d’approvisionnement vers l’Europe pouvant contester son rôle régional de hub gazier.
Ces deux objectifs expliquent l’intervention militaire turque en Libye en faveur du gouvernement de Tripoli, le GNA. En effet, en contrepartie de l’aide militaire, Tripoli a reconnu un tracé des frontières maritimes extrêmement favorable à Ankara. Cela lui permet notamment de justifier une présence militaire importante dans les eaux méditerranéennes disputées. Ankara espère également utiliser son rôle en Libye comme d’un levier pour des prochaines négociations sur le partage des ressources.
Cependant, cette stratégie a eu pour effet de coaliser un grand nombre de pays contre les agissements turcs. L’Égypte, Israël ou les Émirats arabes unis s’opposent ainsi à la Turquie sur le tracé des frontières maritimes. En Libye, ils soutiennent les troupes du maréchal Haftar contre le GNA. Au niveau du gaz, ces pays, plus la Grèce et Chypre, ont également formé le East Mediterranean Gas Forum (EMGF).
Ce groupe de pays vise à contourner la Turquie comme voie de transit en reliant directement leur gaz à l’Europe. Pour Ankara, il s’agit d’un risque majeur pour son ambition de devenir un hub gazier. Déjà, l’avancement du projet de gazoduc EastMed censé relier Israël à la Grèce fragilise la position turque. De même, la Turquie s’inquiète du rapprochement israélo-émirati qui pourrait la marginaliser en cas d’échanges gaziers du Moyen-Orient vers l’Europe.
Par conséquent, comme au Haut-Karabakh, Ankara est prête à s’engager militairement en Méditerranée orientale pour défendre ses ambitions gazières. Cependant, la stratégie turque conduit à une montée périlleuse des tensions dans la région. En cela, la constitution d’un hub gazier turc ne sera sûrement pas un long fleuve tranquille.