Les sanctions décidées en octobre contre Rosneft et Lukoil par les États-Unis et l’Union européenne marquent une intensification du régime de pression économique contre le secteur énergétique russe. En plaçant les deux groupes sur la liste SDN (Specially Designated Nationals) avec blocage total des avoirs et interdiction de transaction pour les entités occidentales, Washington a élargi de manière significative le champ des restrictions. Bruxelles, de son côté, a interdit tout échange avec ces compagnies, tout en s’attaquant aux intermédiaires tiers.
Un durcissement ciblé qui évite la rupture physique
Malgré leur sévérité, les mesures laissent intacte une partie des canaux de commerce. Une licence générale temporaire américaine autorise un désengagement progressif jusqu’au 21 novembre, confirmant la volonté d’éviter un choc d’approvisionnement. Le dispositif s’inscrit dans la continuité de la stratégie du plafonnement des prix décidée par le G7, cherchant à réduire les revenus du Kremlin sans perturber le marché mondial du brut.
L’Agence internationale de l’énergie (International Energy Agency – IEA) prévoit un excédent structurel de l’offre pour 2026, estimé entre 2 et 4 millions de barils par jour. Dans ce contexte, les sanctions augmentent les coûts opérationnels des producteurs russes sans restreindre significativement le volume global. Le résultat est un réacheminement progressif des flux vers l’Asie, en particulier la Chine et l’Inde, avec un recours croissant à des acteurs secondaires et des circuits non occidentaux.
Inde : retrait des majors et fragmentation des achats
La décision de Reliance Industries de suspendre les achats de brut russe pour sa raffinerie de Jamnagar illustre l’impact direct des sanctions sur les acteurs exposés aux marchés européens. Les raffineurs publics indiens, notamment Hindustan Petroleum et Mangalore Refinery, s’orientent vers des fournisseurs non listés, opérant dans des juridictions moins soumises aux régulations extraterritoriales américaines. Cette stratégie vise à maintenir l’accès à la remise russe sans risquer de sanctions secondaires.
Les schémas d’importation deviennent ainsi plus complexes, mobilisant une chaîne de traders non listés, parfois opérant sous pavillons neutres. Les incitations fiscales et les droits de douane en lien avec la provenance du brut renforcent cette dynamique d’optimisation, visant à capter le différentiel de prix tout en minimisant les risques réglementaires.
Chine : continuité stratégique et remplissage des stocks
Pékin conserve une politique d’importation stable depuis la Russie, sans modifier fondamentalement ses volumes. La Chine diversifie les origines (Afrique, Amériques, Moyen-Orient) mais continue à absorber une part significative des barils russes, en particulier via les routes Arctique et orientale. Cette constance s’inscrit dans une stratégie de sécurisation des approvisionnements, combinée à un usage accru de sa réserve stratégique.
Le taux de remplissage de cette réserve est estimé à environ 60 %, ce qui donne à Pékin une marge de manœuvre significative en cas de durcissement futur des mesures occidentales. En combinant ces importations avec une gestion fine des arbitrages entre qualité et prix, les raffineurs chinois augmentent leur capacité de négociation sur le marché régional.
Un réseau parallèle de flux pétroliers
Face aux restrictions, la Russie active un écosystème de sociétés écrans, de traders peu visibles et de flotte dite “shadow” pour maintenir ses exportations. Les volumes exportés via ces canaux transitent par des hubs de mélange comme le terminal CPC Blend ou les ports arctiques, sous pavillons non occidentaux et avec une assurance de type non P&I (Protection and Indemnity). Ce schéma accroît les risques de conformité, en particulier pour les banques, assureurs et affréteurs opérant en périphérie de ces flux.
Dans le même temps, les États-Unis redirigent leurs barils de West Texas Intermediate (WTI) vers l’Asie, avec une montée en puissance des ventes vers le Vietnam, l’Indonésie et la Corée du Sud. Jakarta accélère un programme de raffineries modulaires destinées à traiter ce brut, dans le cadre d’un partenariat bilatéral structurant, renforçant le corridor énergétique États-Unis–Asie du Sud-Est.
Surplus mondial et modération des prix
L’excédent pétrolier mondial prévu pour 2026 réduit la capacité de la Russie à influencer les prix, même en cas de perturbation temporaire. Selon les projections des analystes, le Brent pourrait évoluer entre 57 et 62 $/b, en tenant compte de l’offre excédentaire et d’une discipline modérée de l’OPEP+. Ce contexte limite l’effet inflationniste potentiel des sanctions, renforçant la logique de pression économique à coût géopolitique contenu.
Les raffineurs asiatiques à capacité multi-brut, capables de traiter simultanément du WTI, du Murban, du Basrah, du CPC ou de l’Urals, deviennent les principaux bénéficiaires de cette fragmentation. Leur agilité contractuelle et logistique leur permet de capter une marge accrue dans un marché excédentaire, tout en restant en conformité avec des régulations plus strictes.
Multiplication des risques juridiques pour les intermédiaires
Les sociétés directement ou indirectement en lien avec Rosneft et Lukoil sont désormais exposées à des mesures extraterritoriales américaines, même si elles opèrent via des filiales détenues à moins de 50 %. Les opérateurs de négoce, en particulier ceux domiciliés dans des juridictions dites neutres, concentrent une part croissante du risque. Leurs relations bancaires, logistiques et assurantielles deviennent plus difficiles à maintenir.
Les institutions financières, compagnies d’assurance maritime et transporteurs doivent renforcer leurs dispositifs de contrôle. Le screening des bénéficiaires effectifs, la vérification des documents de transbordement et l’analyse des itinéraires deviennent des impératifs de gouvernance. Toute faille de traçabilité peut déclencher une exclusion du système financier occidental.